Avec ce cinquième épisode des aventures d’Alix, on est entré de plain-pied dans la période « intermédiaire » de Jacques Martin. Les personnages commencent à acquérir leur physionomie définitive, sans ces tâtonnements et ces fadeurs qui marquaient les tout premiers albums. Les anatomies et reliefs sont soulignés par de soigneux détails à l’encre de Chine, épousant de manière réaliste les contours des muscles, des os saillants. Alix porte désormais sa tunique courte rouge à encolure ronde et aux liserés blancs, qu’il ne quittera qu’épisodiquement. Les reconstitutions architecturales et les décors font l’objet de travaux de recherche encore plus précis. La mise en espace des vignettes sur chaque planche est nettement mieux étudiée et moins mécanique. Côté scénario, l’intrigue est de plus en plus autonome par rapport au contexte historique. Si, dans le premier album, il s’agissait de balader Alix sous les prétextes les plus flous à travers le monde romain et ses marges, histoire de faire œuvre pédagogique, il y a maintenant une histoire puissante, charpentée, respectant avec plus d’imagination la règle d’or du suspense ou de la surprise dans la dernière vignette de chaque planche.
Sans rire, « La Griffe Noire » (publiée dans l’hebdomadaire « Tintin » en 1958) fait écho jusque dans son titre à « La Marque Jaune », d’Edgar-Pierre Jacobs, publiée dans le même hebdomadaire en 1956. L’argument de base est identique : une série d’attentats (d’enlèvements, chez Jacobs) vise une série bien définie de personnages dont on découvre ce qu’ils ont en commun après enquête. Dans les deux cas, il s’agit d’une vengeance commanditée et dirigée par une créature maléfique à l’intelligence supérieure, et dotée de pouvoirs hors du commun (Septimus chez Jacobs, le mage Rafa chez Martin). Dans les deux cas, l’individu qui perpètre les forfaits est présenté, souvent de manière nocturne dans des intérieurs, sous des apparences particulièrement inquiétantes (Olrik – Guinea Pig chez Mortimer, le noir coiffé d’un masque de fauve ici). Dans les deux cas, le méchant en chef dispose de pouvoirs hypnotiques et parvient à hypnotiser le héros.
Évidemment, quoique féru de science-fiction – à laquelle il recourt volontiers à l’occasion -, Jacques Martin ne pouvait aller chercher l’attirail high-tech de Septimus ; alors il compense en utilisant les ressources magiques de l’Afrique Noire mystérieuse : pouvoirs de sorcellerie, poison terrifiant de style curare, mais aussi contrepoison dont seule une tribu perdue a le secret.
En toile de fond : la vie des riches patriciens qui se la coulent douce à Pompéi. La ville de villégiature campanienne au pied du Vésuve est ici représentée avec des paysages et des agréments quasi idylliques, emblèmes même de cette douceur de vivre et de cette Antiquité rêvée : temples rectangulaires et carrés, rotondes, jardins adorablement entretenus, urnes florales, statues, fontaines, gazons, passages dallés, dômes, pergolas... Le goût de la reconstitution (développé plus tard dans le Tome 1 d’un « Pompéi » dont on attend toujours le tome 2, avec Marc Henniquiau) nous permet de visiter l’intérieur de villas de luxe, les lits ornés et moulurés, la salle de banquet gigantesque (planche 4), avec colonnes, tentures, velum et rangs de lits (l’hôte conviant au banquet s’appelle d’ailleurs Pétrone, comme l’auteur (plus tardif) du « Satiricon », roman dont le passage le plus connu est la description d’un banquet de grand luxe organisé par un certain Trimalcion). Un morceau de bravoure (planche 11) est cette immense arcade ornée de caissons fleuronnés, avec intrados peints et fenêtres hautes à claire-voie en ébénisterie sur l’extérieur. Chars décorés, escaliers de marbre, atriums et impluviums. Jacques Martin en profite pour nous faire visiter un beau cimetière campanien (planches 8 à 10), et des navires merveilleusement reconstitués.
Parmi les nombreux points forts du scénario : la résurgence d’une menace carthaginoise, ennemie traditionnelle de Rome, mise hors-jeu deux siècles auparavant ; la tragédie d’une bavure de grande ampleur exercée par des soldats romains sur la ville africaine d’Icara ; Alix hypnotisé (planches 14 et 15) (on a du mal à croire à la manière dont il sort de cet envoûtement) ; la magie hypnotique de Rafa, rappelant un peu le Cheik Abdel Razek du « Mystère de la Grande Pyramide » (planche 25) ; Alix pris dans une escalade qu’il ne peut maîtriser (planche 53) ; surtout, l’idée hallucinante (et pompéienne !) de ces silhouettes de pierre prétendument figées par des cendres volcaniques sur le flanc d’une montagne maudite (planche 49) est fort impressionnante ; et le cauchemar quelque peu surnaturel d’Alix (planches 60 et 61) conclut dignement l’appareil des moments d’émotion de cet album.
Côté intrigue, on s’étonne toujours un peu qu’Alix, à son âge, ait à sa disposition autant de soldats qu’il veut, et un bateau avec équipage sur un simple claquement de doigt. (Il doit avoir des amis bien placés, celui-là !). L’enquête d’Alix chez l’armurier ressemble un peu à celle de Tintin dans « Le Crabe aux Pinces d’Or ». L’Afrique noire assez sauvage de cet album permet d’utiliser toute la panoplie des paysages et des risques : attaques par des tribus, tam-tams, poursuite dans la forêt, crocodiles, chutes d’eau, serpents, gorille. Planche 42, on a toujours du mal à comprendre comment Servio, qui culbute à la volée un Noir, et Alix, qui s’empare d’Enak en se balançant au bout d’une liane, ne sont pas immobilisés dans leur élan par la perte de force cinétique consécutive à ces chocs ou à cette charge. La chaleur permet aussi à Jacques Martin d’oser représenter des nudités presque complètes, sorte de percée audacieuse dans un érotisme masculin qui deviendra récurrent par la suite.
Quant à la conclusion, elle revêt un certain caractère moral : les Romains qui ne s’en tirent pas avaient quelque chose à se reprocher ; seul l’innocent est sauvé. Jacques Martin sait toujours conserver une certaine dose de tragique dans ses récits.
On est entré ici dans la grande période de production du Maître.