Ce tome fait suite à DMZ tome 4 (épisodes 18 à 22) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il comprend les épisodes 23 à 28, initialement parus en 2007, tous écrits par Brian Woodqui en a également réalisé les couvertures. Ces épisodes ont été dessinés et encrés par Riccardo Burchielli (épisodes 23, 24, 26, 28), Danijel Žeželj (épisode 25), Nathan Fox (épisode 27). La mise en couleurs de tous les épisodes a été réalisée par Jeromy Cox. Ces épisodes ont été réédités dans DMZ intégrale Tome 2 (épisodes 13 à 28).
À Manhattan, en pleine zone démilitarisée, deux hommes traversent la rue en évitant un tir de balles. L'un d'eux est le graffeur qui se fait appeler Decade Later. Ils arrivent à pénétrer dans un petit magasin spécialisé. Ils récupèrent les bombes de peinture qui sont encore dans le stock de l'arrière-boutique. Avant de partir avec leur butin, Decade Later trace son graff signature : un rond avec une flèche pointant vers la droite, et le nombre 10 à l'intérieur du rond. Il se souvient de comment il était traité au début de la guerre. À Manhattan dans la zone démilitarisée, Amina revient dans le squat en piteux état qu'elle partage avec une autre femme qui berce son jeune enfant dans ses bras. Elle est couverte de sang, mais elle rassure l'autre : ce n'est pas le sien. Par contre, elle a une écharde dans son pied gauche, car elle était pied nu. Elle va l'enlever dans la baignoire. Elle a rencontré le roi, celui qui règne sur le quartier. Entouré de ses hommes, il lui a expliqué que pour pouvoir vivre dans le quartier, il va falloir faire quelques courses pour lui. Il lui a remis un sac qu'elle ne doit ouvrir sous aucun prétexte et qu'elle doit aller remettre à un certain Len, et elle doit lui rapporter ce qu'il lui aura remis en échange. Ça ne se passe pas comme prévu : Len est déjà à l'état de cadavre quand elle le retrouve. À Manhattan, il pleut à verse sur la zone démilitarisée. Wilson arrive dans un immeuble, accompagné par un de ses hommes de main. Il vient pour s'entretenir avec une femme : Sheila Chang. Elle tient leur enfant dans ses bras, et elle demande son aide financière. Il lui explique que ça ne marche pas comme ça : elle doit se débrouiller seule, mais il laisse une enveloppe avec son numéro de téléphone que l'enfant pourra appeler quand il aura 12 ans. Et il s'en va.
Matty Roth est agenouillé devant le cadavre d'une femme : Kelly Connolly. Il l'identifie pour les militaires qui se tiennent à côté. Ils peuvent alors se charger d'enlever et d'emmener le corps. Il y a deux jours, Kelly Connolly effectuait un reportage à haut risque dans les rues de Manhattan. Elle accompagnait un soldat et ils s'étaient abrités pour éviter de choper une balle perdue. La nuit d'avant, elle avait proposé à Matty Roth qu'ils s'associent, ce qu'il avait décliné. Il y a deux jours, elle accompagnait trois soldats dans une patrouille et elle les avait obligés à la suivre dans un recoin pour sauver un jeune enfant en train de pleurer. À Manhattan dans la zone démilitarisée, deux personnes avec des masques à gaz se trouvent dans une voiture, en train de rouler. Une bombe explose, l'un d'eux en réchappe. Random Fire (un DJ) se réveille en sueur de ce cauchemar. Il s'habille et prend son matos sur le dos. Il parcourt prudemment les rues désertes de la ville et parvient à un immeuble où il descend dans le sous-sol. La porte s'ouvre sur une boîte clandestine, remplie de monde, avec une sono d'enfer. Il vient pour faire un set. Soames est un vrai redneck et il s'est engagé dans l'armée des États Libres, ceux qui ont fait sécession. Il se retrouve posté à New York. Il décide de passer à l'ennemi en traversant la zone démilitarisée.
Ce n'est pas la première fois que Brian Wood décide de consacrer des épisodes à des personnages autres que Matty Roth : il l'avait déjà fait avec l'épisode 12 qu'il avait dessiné ou plutôt illustré lui-même. Par contre, là, il le fait pendant 6 épisodes d'affilée. Peut-être qu'en parution mensuelle, le lecteur était un peu contrarié que l'intrigue principale ne progresse pas, et encore parce qu'il ne s'agit pas vraiment d'une intrigue principale, mais plutôt de reportages successifs de Matty Roth. En recueil, il peut mieux mesurer le plaisir de pouvoir expérimenter la vie dans la zone démilitarisée avec le point de vue d'autres personnages. En effet les tomes précédents ont établi que cette DMZ est un lieu unique, révélateur des caractères, mais aussi exprimant avec une rare acuité les horreurs d'un territoire occupé. Ces 6 personnages permettent de voir la DMZ par les yeux d'un artiste urbain, d'une survivante en état extrême de pauvreté, du chef politique de Chinatown, d'une autre journaliste, d'un DJ de souche, et d'un soldat déserteur que le lecteur a déjà rencontré précédemment. C'est donc aussi l'occasion d'en apprendre plus sur eux.
Au vu de ces points de vue différents, il fait sens que d'autres artistes soient impliqués. En connaissant le mode de fabrication des comics, le lecteur sait que cela permet à l'artiste en titre Riccardo Burchielli de s'avancer pour tenir les délais de parution mensuelle. Il dessine quand même 4 épisodes sur 6 et le lecteur prend grand plaisir à retrouver ses pages. Ses personnages sont toujours aussi vivants et expressifs : Decade Later totalement impliqué et concentré dans ses gestes de graffeur, Amina prenant de plein fouet les intimidations des individus qui la manipulent sans aucun égard, Kelly Connolly obstinée et directive imposant le respect et l'obéissance, Somaes tout aussi obstiné mais avec une silhouette plus musclée et virile, et le regard un peu perdu. C'est toujours un grand plaisir que de pouvoir se projeter dans la DMZ grâce aux dessins : les couloirs du métro, une fête entre potes sur le toit d'un immeuble, les immeubles délabrés du Bronx, jonchés de déchets, les rues dévastées par l'impact des balles et des bombes. La narration visuelle sait être haletante et tendue, en particulier avec la progression de Soames pour rallier le point de passage de la DMZ vers les États-Unis officiels.
Le lecteur compare donc le travail des deux autres dessinateurs aux pages de Riccardo Burchielli, excellent dessinateur, et artiste originel qui a fixé la tonalité visuelle de la série. S'il a déjà lu d'autres épisodes ou séries dessinés par Danijel Žeželj, le lecteur salive à l'avance. Il a bien raison. Cet artiste travaille plus sur l'ambiance de ses planches que Burchielli, avec des traits de contours moins déliés, plus rigides, ce qui dramatise les personnages, leur donne une apparence chargée de leur état d'esprit ou des contraintes qui pèsent sur eux. Les décors peuvent être aussi détaillés que ceux de Burchielli, ou aller plus à l'essentiel. Le lecteur est trempé par la pluie quand Wilson ressort de l'appartement. Il est happé par la foule de touristes qui déambulaient dans Chinatown avant la guerre. Il est soufflé par l'explosion d'une bombe se retrouvant étourdi. Il est aux premières loges pour assister à des moments de légende : Wilson se fait tirer dessus par un soldat un hélicoptère, un repas de luxe dans une grande tablée d'un restaurant de Chinatown. Les dessins insufflent une dimension plus grande que nature à ce personnage et à son histoire depuis le début de la guerre civile. Nathan Fox avait déjà réalisé des épisodes pour la série, et le lecteur le retrouve avec plaisir. Il ne s'attend pas à un tel degré d'implication, à une telle narration viscérale. L'artiste représente le bazar accumulé dans la chambre de Random Fire avec à la fois minutie et des traits organiques. Le vide des rues traversées par Random Fire semble presque surnaturel. Le contraste avec la foule dense dans la boîte de nuit n'en est que plus impressionnant. C'est une narration visuelle incroyablement prenante, juste et organique du début jusqu'à la fin, un tour de force.
Brian Wood se lance donc dans des histoires en un épisode suivant un personnage particulier que le lecteur a déjà rencontré le temps d'une histoire, d'un épisode, ou juste d'une case. L'histoire de Decade Later est un récit à chute, mais aussi une interrogation sur l'utilité d'un artiste de rue dans une zone démilitarisée, mais aussi un questionnement effectué par Decade Later lui-même sur son art, sans aucune prétention, de manière pragmatique, sans illusion sur l'éventualité d'influer sur la société en faisant des graffitis, et c'est très réussi. Le lecteur prend plaisir à suivre cet individu normal exerçant son art dans des circonstances anormales. Amina dispose déjà d'un capital sympathie beaucoup plus important du fait de ce qui lui est arrivé dans le tome 3. Sa situation ne s'est pas améliorée de beaucoup. Brian Wood ne joue pas sur le thème de Cendrillon, montrant que le milieu socioculturel d'origine de la jeune femme conditionne sa vie sans espoir d'accéder à un autre milieu social. Il en va différemment de Wilson dont l'envergure et la sphère d'influence grandissent au fur et à mesure de la série. Il atteint ici une stature quasi shakespearienne, magnifiée par les dessins de Danijel Žeželj. Le lecteur ne s'attendait pas à retrouver Kelly Connolly dans une telle situation dès la séquence d'ouverture. L'auteur réussit à changer le regard du lecteur sur elle du tout au tout, et il regrette encore plus la perte de cette vie humaine, irremplaçable. L'histoire de Random Fire vaut à la fois pour la découverte de sa vie, et pour celle de l'existence d'une vie nocturne. Le lecteur retrouve avec plaisir le major Soames, le suit dans sa course haletante pour rejoindre l'autre camp, et hallucine avec lui en pleine rue.
Loin d'être une pause, ces 6 épisodes offrent une ouverture extraordinaire sur d'autres vies se déroulant dans la zone démilitarisée, un environnement incroyablement riche, un terreau extraordinaire. Brian Wood est un excellent conteur qui sait donner vie à des personnages variés, et mettre en scène des drames résonnant chez le lecteur, bénéficiant d'une mise en images d'une qualité supérieure, que ce soit pour l'artiste habituel de la série, ou pour Danijel Žeželj et Nahtan Fox.