Initialement publié en novembre 2007, ce tome est paru après La ligue des gentlemen extraordinaires 1 et La ligue des gentlemen extraordinaires 2. D'après Alan Moore, il ne constitue pas une suite des 2 premiers mais plutôt l'équivalent d'un historique de la Ligue, soit une bible de référence détaillant plusieurs incarnations de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires (LdGE) et l'évolution de plusieurs des personnages récurrents de cet univers à travers les siècles. Toutefois Alan Moore ne voulait pas réaliser une compilation de fiches sur différents personnages et différentes compositions de la Ligue. De fait, il a développé une trame narrative qui entremêle une course poursuite avec des extraits d'un dossier (celui du titre) sur la LdGE.
L'action principale se déroule en 1958. Mina Harker et Allan Quatermain ont récupéré un dossier compromettant sur les membres de la Ligue et fuient à travers l'Angleterre vers une terre de refuge assez particulière. Ils ont à leur trousse un trio d'agents secrets pas très efficaces : Jimmy (une version peu flatteuse de James Bond), Emma Night (ce qui correspond au nom de jeune fille d'Emma Peel de "Chapeau melon et bottes de cuir") et Hugo Drummond (Bulldog Drummond, héros d'une série de romans écrits par H. C. McNeile sous le pseudonyme de Sapper). Cette chasse à l'homme est pleine de rebondissements et elle est rendue en bande dessinée traditionnelle (cases + phylactères) jusqu'à l'arrivée au havre final où là les illustrations deviennent en 3D (les lunettes 3D sont incluses dans le tome).
Au fur et à mesure des haltes effectuées, Mina Harker se plonge dans le dossier noir, et les pages correspondant à sa lecture sont intercalées entre les différentes phases de la poursuite. Pour la majeure partie il s'agit de textes en prose assez copieux avec plus ou moins d'illustrations. Le lecteur se trouve ainsi plongé dans la cosmogonie de cet univers racontée par Oliver Haddo (une référence à Aleister Crowley) dans un texte en prose, la vie d'Orlando un personnage immortel dont la vie croise régulièrement celles des 2 héros (cases dessinées + texte en dessous), 8 cases sur Sexjane (le nom est assez fidèle au contenu des dessins), la rencontre entre Prosepro et Glorianna dans un pastiche d'une scène d'une pièce de théâtre commencée par Shakespeare après "La tempête", les nouvelles aventures de Fanny Hill (14 pages, texte en prose sur 1/3 de page + grande illustration); un récit en prose de Campion Bond relatif à son voyage à bord du Nautilus, un texte en prose relatant la tentative avortée de création d'un équivalent français de la Ligue, un pastiche mêlant P.G. Woodhouse et H.P. Lovecraft (en prose) et un pastiche de Jack Kerouac.
Les dessins de Kevin O'Neill sont toujours aussi précis que dérangeants. L'inclusion dans chaque case et chaque personnage de quelques angles anatomiquement inexacts permet de conférer à chaque illustration assez de bizarrerie pour créer un style qui oblige le lecteur à la considérer différemment d'une simple illustration fonctionnelle. Cette façon de remettre en cause l'esthétique capte immédiatement l'attention et oblige le lecteur à reconsidérer ce qui est représenté. En surface, ses dessins ne sont pas très plaisants à l'œil, avec des exagérations parfois sur la taille des yeux, ou des expressions forcées, ou des silhouettes semblant grossièrement esquissées. Il faut un peu de temps pour accepter ce style marqué et pour prendre conscience de la densité d'information visuelle, du découpage rigoureux. En fonction des différentes parties du Dossier Noir, il faut prendre un peu de recul pour constater en quoi O'Neill a modifié son approche graphique pour s'adapter aux spécificités de ladite partie. Par contre une fois accoutumé, le lecteur découvre l'habilité et l'aisance avec laquelle O'Neill insère tous les détails exigés par le scénario très, très, très dense d'Alan Moore.
Le Dossier Noir compile différents rapports, écrits, cartes postales, plans, extraits de romans, classés par ordre chronologique, aboutissant à une vision protéiforme et complexe de l'histoire de la Ligue depuis la première (en 1620) jusqu'à 1 an avant l'époque du récit (1957), en passant en revue les différentes incarnations au fil des siècles. Le lecteur découvre ainsi l'histoire d'Orlando, le rôle de la reine Glorianna dans la constitution de la Ligue, la cosmogonie mêlant les Grands Anciens de HP Lovecraft et des Elohim (avec une évolution de leurs formes au fil des millénaires jusqu'aux dieux du panthéon grec et la véritable signification de la Guerre de Troie), les responsables de l'instauration d'un régime totalitaire en Angleterre (proche de celui décrit dans "1984" par George Orwell), en passant par l'insatiable Fanny Hill (dans les "mémoires approfondis d'une femme de plaisir").
Le lecteur s'étant déjà aventuré dans les autres histoires de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires constatera que toutes les pièces du puzzle s'assemblent parfaitement et qu'Alan Moore avait déjà en tête sa trilogie Century, et les aventures de Janni Dakkar. Avec ces lectures en tête la mention du Prisonnier de Londres (personnage créé par Iain Sinclair) prend toute sa signification. La lignée du Prince Dakkar (capitaine Nemo) est déjà détaillée dans ces pages, ainsi même que l'excursion de Janni Dakkar sur le continent antarctique.
Alan Moore a donc choisi une forme alambiquée correspondant à un assemblage de pastiches hétéroclites. Dans un premier temps, il est possible d'y voir une cohérence logique et impressionnante entre le fond et la forme, chaque forme de pastiche étant choisie en fonction de l'époque du récit produisant un effet de témoignage authentique. À un deuxième niveau, le lecteur est en droit de se demander si Moore n'a pas poussé le bouchon un peu loin en complexifiant à loisir sa composition de récit pour le plaisir d'étaler sa versatilité narrative et sa culture extensive. En effet, le lecteur est rapidement en butte à une avalanche de références innombrables, pointues et pas toujours identifiables. Même le lecteur le plus patient qui veut jouer à ce jeu de devinettes finit par baisser les bras. Certes le lecteur français part avec un avantage pour identifier les membres de la Ligue française (les Hommes mystérieux) composée de Robur le Conquérant (personnage de Jules Verne), Arsène Lupin, Fantomas et 2 autres plus obscurs (Nyctalope, Monsieur Zénith ?). Mais plus de la moitié des références renvoient à des éléments culturels anglais dont la notoriété n'a jamais passé la Manche. Par exemple l'individu qui accueille Murray et Quatermain à Greyfriars est Billy Bunter, présent dans la culture populaire anglaise de 1908 à 1965. Il y a donc une forme de frustration à plonger dans un monde si riche, en sachant qu'une partie des connotations et implications reste inaccessible (même aux exégètes les plus cultivés comme Jess Nevins, voir lien en remarque).
En outre la mémoire du lecteur est fortement sollicitée pour réassembler des pièces puzzle éparses, entre différentes parties du dossier noir, augmentant le niveau d'exigence que constitue la lecture de ce tome. Malgré tout, il est difficile de ne pas être impressionné par le tour de force réalisé par Moore (et O'Neill) dans ces différents pastiches. La capacité de Moore d'écrire à la manière de P.G. Woodehouse, ou, encore plus ardu, de Jack Kerouac est confondante. La manière dont Moore arrive à amalgamer les univers aussi opposés de Jeeves et Cthullu force l'admiration. Le défi devient presqu'insurmontable avec les 5 pages de textes à la manière de Kerouac, en flux de pensée, sans ponctuation, tout en ressenti. Difficile d'accommoder son mode lecture à cette forme si ardue dans laquelle le lecteur ne dispose pas de ses repères traditionnels. Pourtant ces différentes formes narratives participent toutes au thème central du Dossier Noir. Elles montrent au lecteur comment chacune à leur manière elles ont constitué une aventure littéraire, une volonté de s'aventurer dans de nouveaux territoires, d'explorer, de progresser, de refuser le rabâchage ou le recyclage sans âme. Ce pastiche de Kerouac comprend bien une forme d'intrigue qui apporte des pièces de puzzle supplémentaire à l'histoire de la Ligue (qui se confond alors avec l'histoire personnelle de Mina et Allan), tout en mettant le lecteur en prise directe avec l'expérience que le narrateur fait de la réalité, ses sensations immédiates retranscrites au travers d'un texte apparemment au fil de l'eau, mais en réalité savamment composé. Tel un auteur hypermnésique, Alan Moore réalise une intégration parfaite de courants littéraires populaires disparates (du Horla de Maupassant aux aventures érotique de Fanny Hill) dans un hymne très personnel à l'imagination.
Cette construction riche et complexe aboutit au Monde Glorieux, passage en 3D. Là encore la forme est en cohérence totale avec le fond, l'introduction de la 3D symbolisant le passage dans le monde des images et des fictions universelles ou passées dans l'inconscient collectif. L'effet de profondeur est une grande réussite technique et O'Neill prouve sa capacité à agencer des images de conception complexe, tout en aboutissant à une lecture facile.
Ce tome s'adresse à des lecteurs avec du temps de cerveau disponible (le texte en flux de pensées à la Jack Kerouac étant un vrai défi) et plutôt adultes. Si vous aimez les aventures linéaires, passez votre chemin car vous serez rebuté par ce mélange entre bandes dessinées et textes en prose aux styles hétéroclites. Si vous êtes prêt à accepter le caractère expérimental de la narration, vous serez récompensé par la richesse, la cohérence et l'intelligence du monde inventé par Alan Moore, ainsi que par la thématique sous-jacente. Ce tome exige des efforts de la part de son lecteur, mais la récompense est à la hauteur de l'investissement. Il s'achève avec le credo de Prospero (personnage principal de La Tempête, avec à ses pieds Caliban qui ressemble étrangement à Mister Hyde), déclaration en forme de profession de foi d'Alan Moore lui-même.