Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été écrit par Pascal Rabaté, dessiné et mis en couleurs par François Ravard. Il comprend quatre-vingt-quatre pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient précédemment réalisé ensemble Didier, la 5e roue du tracteur (2018).
Monsieur Martin Henry, un quadragénaire, peut-être quinquagénaire, attend paisiblement dans la salle d’attente du docteur Guarot, en lisant une revue, pendant qu’une femme pianote sur son portable et qu’un enfant dessine sur une table basse. Il relève un instant la tête, marquant une pause dans sa lecture, et sourit discrètement en voyant un oiseau sur une branche, à côté de son nid, de l’autre côté de la fenêtre. Le médecin ouvre la porte de son cabinet et appelle le prochain à passer : Monsieur Martin Henry. Ce dernier se lève en indiquant qu’il est en avance, ce que le médecin réfute. Le médecin s’assoit à son bureau et consulte la fiche de son patient sur l’écran de son ordinateur. Il se met une main devant le nez en fermant les yeux. Puis il annonce directement les nouvelles, sans en atténuer la brutalité : les résultats des examens sont arrivés et monsieur Henry en a pour trois mois au plus. Le patient ne comprend pas : trois mois de quoi ? Le docteur précise : trois mois à vivre, et il est large. Henry reprend : c’était un examen de routine, juste un contrôle. Le médecin rentre dans les détails : Le cœur est totalement usé, l’aorte est foutue et une greffe est impossible. Il raccompagne le patient à la porte, et le laisse aux bons soins de la secrétaire. Celle-ci indique que ça fera soixante-dix euros par chèque, ils ne prennent pas la carte bleue car la machine a rendu l’âme. Les machines sont programmées pour claquer dans les pattes des humains. On parle d’évolution, mais est-ce vraiment un progrès ?
Monsieur Henry règle son dû, et sort calmement, les mains dans les poches de son blouson. Il croise un monsieur qui arrive en courant, essoufflé. Ce dernier s’excuse auprès de la secrétaire : il est en retard, mais en même temps on n’a pas idée d’installer un cabinet de cardiologie au quatrième sans ascenseur. Il donne son nom : Henri Martin. La secrétaire relève la proximité avec le nom du client précédent. Ce dernier prend un instant sur le palier pour retrouver son calme, et il descend. Dans le cabinet, monsieur Martin s’excuse : il était prématuré de trois semaines, et c’est la seule fois où il n’est pas arrivé en retard. Il demande s’il doit se mettre torse nu. Le docteur consulte sa fiche sur l’écran de son ordinateur. Il prend conscience de sa bévue et se lève soudainement. Il ouvre la porte et interpelle sa secrétaire en lui demandant si le patient d’avant est parti : il lui demande de l’appeler sur son portable et de se dépêcher. Elle s’exécute, mais elle tombe sur sa messagerie. Le médecin décide de lui courir après pour le rattraper. La secrétaire s’enquiert du patient dans le cabinet : il répond de le faire patienter, de toute façon il est condamné.
Une histoire simple et linéaire se résumant en très peu de mots : une erreur de diagnostic incite un homme un peu empâté et débonnaire à faire le voyage au Québec avec son épouse, maintes fois remis à plus tard, pour aller voir les baleines. Ils croisent à plusieurs reprises un autre touriste français, importun mais pas méchant, et ils doivent composer avec une série de désagréments d’une banalité affligeante, sans importance. La narration visuelle participe de cette bonhomie tranquille : factuelle et dépourvue d’agressivité ou de sensationnel, avec une forme de légère simplification qui rend les dessins immédiatement lisibles, mais sans sacrifier aux détails. Le parti pris pour la mise en couleurs renforce encore l’impression d’ordinaire, presque sans relief, avec des teintes de bleu délavées, charrette, fumée, gris de lin, pervenche, pastel. Voilà une narration visuelle pleine d’humilité, se mettant comme en retrait, pour ne pas se faire remarquer, humble et effacée. Un récit réalisé par deux artisans qui ne payent pas de mine, qui ne font pas de vague, mais qui ne s’excusent pas non plus.
Il reste au plus trois mois à vivre à Martin Henry, et celui-ci ne semble pas plus affecté que ça par cette annonce. Il ne s’emporte pas, il prend l’information avec calme. Le lecteur le regarde attentivement dans son fauteuil avec son écharpe de laine, purement utilitaire, dépourvue de tout signe remarquable. Le personnage se laisse tenter par un moment de déni, juste le temps de trois cases, avec deux gestes de la main, très mesurés, sans hausser la voix. Et c’est tout : pas de colère, pas de marchandage, pas de dépression, tout au plus un ou deux moments d’abattement. C’est comme s’il passait immédiatement à l’acceptation. Le lecteur observe juste ce moment de pause sur le palier après avoir refermé la porte du cabinet du médecin. Ah si, il arbore un air maussade le temps de trois cases en pages quatorze et quinze. En fonction de sa relation avec la maladie d’une manière générale, avec le cancer éventuellement, le lecteur peut éprouver des difficultés à retenir une réaction irrépressible face à cette injustice de la vie, face au manque total d’empathie du docteur absolument dépourvu de tact et de prévenance, la froideur toute professionnelle de la secrétaire qui demande le paiement, sans une pensée pour l’éventuelle souffrance de ce patient. Il pourrait avoir envie de secouer Martin, quasi léthargique, ou exiger le minimum humain de compassion chez ces professionnels du soin. Il se rassérène un tantinet en voyant la sollicitude d’un collègue de travail qui l’invite à venir voir le match au bar du coin après le boulot, mais qui ne peut pas deviner la terrible nouvelle qui a frappé Martin.
Dans le même temps, le récit exhale une saveur bien à lui, rendant impossible toute risque d’insipidité. La gentillesse du regard de Martin Henry le rend immédiatement sympathique et agréable. L’absence de colère le rend facile à vivre : il ne s’en prend pas au médecin, encore moins à la secrétaire. Il prend sur lui et épargne cette charge à son épouse. Le lecteur envie la profonde tendresse qui existe entre elle et lui : une affection née de nombreuses années d’intimité, sans éclat, sans l’intensité de la passion, mais avec la solidité confortable et inestimable de nombreuses années vécues ensemble à s’épauler l’un l’autre, sans compétition ou confrontation, dans la compréhension et le réconfort mutuel. Les gestes affectueux prévenants attestent de cette connivence apaisée et constructive. Une fois acclimaté au caractère placide Martin Henry, le lecteur sait détecter ses réactions, il lit mieux les expressions de son visage. De petits changements qui pouvaient sembler presque insignifiants deviennent très parlants quant à son état d’esprit : un sourire en regardant l’affiche derrière son poste de travail (la queue d’une baleine sortant de l’eau, avec le mot Québec en dessous), le haussement du sourcil gauche en serrant la main de Séraphin Lanterne (un importun d’une rare ingénuité), les commissures des lèvres un tout petit peu affaissées (signe d’une contrariété qui le touche), le regard dans le vague (signe de son esprit qui vagabonde certainement en pensant à sa fin), etc. Il peut aussi s’agir d’une posture corporelle comme les bras croisés, en signe de protection ou de refus de réellement s’impliquer dans une conversation. Etc.
S’il est d’un calme remarquable en toute circonstance, Martin Henry n’est pas mort intérieurement sur le plan émotionnel. Il paraît globalement imperturbable malgré l’annonce de sa mort très proche, pour autant il y réagit en agissant. Il ne se lamente pas, ni ne nie l’évidence : il se décide à faire ce qu’il a toujours repoussé en pensant qu’il en aurait le temps plus tard. Là encore, la narration visuelle semble sans relief, et pourtant quand il prend un instant de recul, le lecteur se rend compte qu’elle l’emmène dans des endroits divers et variés : un cabinet de docteur, des cubicules de bureau sur un plateau ouvert, dans un avion à côté d’un ronfleur impénitent, devant le tapis pour attendre des bagages qui ne viennent pas, sur des trottoirs verglacés, dans un voyage en car, sur une terrasse improbable jouxtant un cours de golf, dans l’embouchure du Saint Laurent, en forêt avec même le passage de deux orignaux. Le scénariste contribue également à la couleur locale avec des termes et des expressions canadiens : papillon (circulaire), par le saint calice, votre blonde (votre épouse), se prendre une brosse (se prendre une cuite), niaiser (tergiverser, languir). Ils font usage de deux références culturelles : La ballade des gens heureux (1975), de Gérard Lenormand (1975-), et plus inattendu un hommage à un personnage de Georges Rémi. À l’aéroport, Martin Henry, accompagné par son épouse, se fait percuter par Séraphin Lanterne, au point qu’ils tombent tous les deux par terre le second sur le premier. L’hommage est transparent : Séraphin Lampion (créé en 1956), appelé Monsieur Lanterne par Bianca Castafiore, dans les aventures de Tintin. Le lecteur perçoit un second clin d’œil alors les époux Henry regardent un Derby Demolition, évoquant la dernière épreuve du rallye automobile organisé par Lampion, président du Volant Club, dont la dernière épreuve se tient au château de Moulinsart (mis à part le cochon qui vole). Par comparaison, le lecteur en vient à considérer Martin Henry comme un homme sage, mesuré, capable de prendre le recul nécessaire en toute situation, toujours animé par une pulsion de vie qu’il a appris à canaliser. La dernière scène dans l’hôpital apporte un éclairage différent sur Séraphin Lanterne, amenant le lecteur à reconsidérer son comportement, peut-être une forme de sagesse au regard des aléas de sa vie.
Une bande dessinée faite pour être vite lue, sans prétention, avec des auteurs d’une grande humilité. Mais aussi un personnage principal qui reste longtemps à l’esprit, son apparente apathie apparaissant comme être de surface, de nombreux éléments visuels et comportementaux, amenant à y voir une forme de sagesse paisible remarquable, une acceptation des difficultés de la vie, et une capacité remarquable à s’y adapter. Un modèle.