L'Antarctique après Tchernobyl
Cette fois, c’est sûr: Emmanuel Lepage est bien le maître actuel de la BD reportage. On s’en doutait déjà, mais il enfonce le clou avec « La Lune est blanche ». Il y a deux ans, l’auteur breton avait fortement marqué les esprits en publiant « Un printemps à Tchernobyl », un témoignage très fort sur le no man’s land presque irréel qui subsiste autour de l’ancienne centrale nucléaire soviétique, plus de 20 ans après la catastrophe ayant fait connaître le nom de cette ville ukrainienne dans le monde entier. Pour beaucoup de bédéphiles, cet album est tout simplement l’une des meilleures bandes dessinées de ces 10 ou 20 dernières années. Loin de se reposer sur ses lauriers, Emmanuel Lepage a choisi de replonger ses lecteurs dans une autre contrée inhospitalière et méconnue: l’Antarctique. « La Lune est blanche » raconte comment l’auteur et son frère photographe ont pris part à une mission scientifique sur le Sixième Continent, allant même jusqu’à être chauffeurs sur le Raid, une improbable expédition de 1.200 km dans des immenses camions-chenilles reliant la base polaire Dumont d’Urville, sur la côte, à la station franco-italienne Concordia, en plein cœur de l’Antarctique. L’objectif de ce Raid: ravitailler une dernière fois Concordia avant une hibernation de plusieurs mois à cause des conditions extrêmes. Pourquoi avoir choisi l’Antarctique après Tchernobyl? La réponse est simple: si Emmanuel Lepage s’est rendu au Pôle Sud, c’est à l’invitation d’Yves Frenot, le directeur de l’IPEV (l’Institut Polaire Français Paul-Emile Victor). Grand amateur de bandes dessinées, celui-ci avait beaucoup apprécié la BD reportage réalisée par le dessinateur dans les Terres australes (« Voyage aux îles de la Désolation », également publié chez Futuropolis). Il a donc demandé à Emmanuel Lepage de consacrer un ouvrage à la vie et au travail des scientifiques établis à la base Dumont d’Urville. N’ayant pas froid aux yeux (c’est le cas de le dire), le dessinateur a accepté le challenge, à condition de pouvoir emmener son frère François, avec lequel il partage les mêmes rêves d’aventure depuis qu’ils sont tout petits. Sans doute leur côté breton! Au final, cela donne une BD assez inclassable, où se mélangent non seulement le dessin et la photo (ce qui permet de constater qu’un dessin est souvent plus parlant qu’une image réelle) mais aussi les genres, puisque c’est à la fois un documentaire, un reportage, un récit de voyage et même un livre historique sur les héroïques premières expéditions en Antarctique. Le plus fascinant dans ce livre, c’est qu’il parvient à rester passionnant sur plus de 200 pages, alors que la plupart du temps, il ne se passe rien ou presque et qu’il n’y a que de la glace à perte de vue. « Comment tu peux évoquer ça dans un bouquin? », demande même l’un des mécanos de l’expédition à l’auteur de BD, en étant persuadé qu’il n’y a vraiment rien à raconter. La réponse tient dans le talent d’Emmanuel Lepage, qui est à la fois un conteur hors pair, un aventurier courageux et un observateur attentif des êtres humains. Car « La Lune est blanche » est surtout et avant tout le portrait de femmes et d’hommes un peu fous qui risquent leur vie en Antarctique dans l’espoir de faire avancer la science. Emmanuel Lepage leur rend superbement hommage en signant l’un des grands livres de l’année 2014.