Si l’histoire du Bateau-usine se passe dans le Japon du premier tiers du XXème siècle, ce qui se déroule sous nos yeux peut aisément être élargi dans le temps et dans l’espace : des travailleurs exploités sur l’autel des profits, oppression, restriction des droits et libertés, travail en milieu clos, surexploitation des ressources…
Surtout, ce que nous lisons apparaît comme une métaphore de la condition du travailleur pris dans un ensemble de logiques (économiques, sociales, politiques…) qui finissent par le broyer. En fait, il serait plus juste de parler des travailleurs car Le Bateau-Usine met davantage l'accent sur le collectif, un groupe de 400 personnes opposées à ceux qui les oppriment et qui sont au nombre de 10.
Madness? This is Kamtchatka!
Parti d’Hakodate pour la mer d’Okhotsk le Hakkô-Maru est un bateau-usine qui a pour objectif de maximiser sa récolte de crabes (principalement) pour produire des conserves et offrir de juteux profits à l’entreprise propriétaire du navire. Mais l’intendant Asakawa, vil représentent de l'entreprise sur le navire, enrobe cela : ce travail est « d’envergure nationale », pour assurer l’autosuffisance alimentaire du Japon, montrer aux russes qui sont les plus forts… Jouer sur ce registre-là se révèlera insuffisant pour les faire produire toujours plus.
Surtout que, dès le départ la sympathie du lecteur se tourne vers les ouvriers-pêcheurs, séparés tant spatialement que socialement de l'intendant qui les méprise et les maltraite sans aucune limite verbale ou physique.
Une concurrence loin d’être parfaite
Il faut récolter toujours plus de crabes : Asakawa ne peut pas se permettre de faire moins bien que les autres bateaux-usine présents dans le secteur. La concurrence entre les bateaux – qui ne manquera pas de dégénérer – se traduira dans la quantité de travail à effectuer : rallonger la durée d'activité, travailler toujours plus vite sous la menace, peu importe les conditions climatiques, mettre de nouvelles personnes au travail, jouer la concurrence entre pêcheurs, marins et ouvriers (diviser pour mieux produire)… Un schéma d’exploitation en bonne et due forme, où l’on presse la force de travail pour extraire davantage de plus-value.
Certes on peut vendre à cette main d’œuvre taillable et corvéable qu’elle contribue à la grandeur de la nation mais les corps ne sont pas inépuisables. Vient un moment où il faut dire "stop". Les exploités du bateau-usine vont peu à peu prendre conscience de leur condition et ensemble, ralentir la cadence, penser à se révolter pour que certains de leurs droits soient reconnus…
L'union fait-elle la force ?
La révolte portera-t-elle ses fruits ? Il appartiendra à chacun de se forger son opinion et d'écrire la fin de l'histoire. Ce one-shot de moins de 200 pages se lit d’une traite, Gô Fujio rendant une adaptation fluide d'un roman de la fin des années 1920, avec un coup de crayon pleinement adapté au propos développé avec des bouilles qui ne laissent pas insensibles et la volonté de rendre du mieux possible l’environnement où ils évoluent. Ajoutons une traduction limpide de Miyako Slocombe et vous tenez entre les mains un manga qu’on ne lâche pas avant la fin et qui procure autant de plaisir au fil des lectures.
Vous ne connaissez pas le roman ni l'auteur (Takiji Kobayashi) ? Ce n'est pas un problème : une courte préface de Evelyne Lesigne-Audoly (traductrice du roman) situe rapidement le Bateau-usine et nous donne des pistes de lectures et on termine le volume avec un commentaire éclairant de Teru Shimamura sur le roman de Kobayashi + une biographie de ce dernier + une courte présentation de Gô Fujio.
En somme Le Bateau-usine offre une représentation de l’exploitation, avec un manga qui s’efforce de retranscrire ce que Takiji Kobayashi voulait donner à ressentir avec son roman. Faisant appel à nos sens, à notre intellect, Akata nous propose un objet de lecture et de réflexions soigneusement agencé qui pourra alimenter nombre de discussions en plus de donner envie de se plonger dans le roman original.
Version longue par ici.