Edit : après réflexion je trouve que j'ai trop raconté le déroulement de l'histoire dans ma critique, pourtant j'ai essayé de limiter ça mais j'avais du mal à développer sans ça, j'ai donc coupé une part de la critique
J'ai commencé avec hâte cette bande dessinée que j'avais en vue depuis deux ans déjà, et dont les dessins m'avaient éblouie dès le premier coup d'oeil. Je voulais tout simplement connaître l'histoire qui se cachait derrière des dessins si beaux.
Alors j'ai saisi l'occasion en le voyant à la bibliothèque et l'ai dévoré en un peu moins de deux heures.
Ai-je aimé ? C'est compliqué. Pas autant que je m'y attendais, déjà.
Le dessin, qui m'a amenée à cette oeuvre, ne m'a pas déçue du tout : c'était un plaisir à chaque page, le style est inoubliable : le dessin est ici un mélange doux-amer, à l'image de l'histoire, il est cru, parfois à la limite du grossier, mais terriblement sensible et précis, très expressif, froid, presque glacial par moments, et intimement chaleureux, les deux sensations s'entremêlant tout au long du récit dans un mélange mélancolique.
Pourtant d'un point de vue technique, le dessin n'est pas parfait : presque amateur par moment, pas tout à fait maîtrisé, on aperçoit souvent des maladresses involontaires et on est loin de la maîtrise d'un Kentaro Miura.
Et pourtant ça ne perturbe pas la lecture car la vivacité, l'émotivité et la poésie de chaque planche éclipse les défauts techniques ; le dessin a une âme. On sent que Julie Maroh a pris plaisir à dessiner, qu'elle y a mis ses tripes. Le côté brouillon/amateur renforce même l'esprit adolescent et torturé du livre.
L'histoire est simple (en apparence, on y viendra) et certains y voient un problème : mais pourquoi l'histoire devrait être originale ou compliquée ? Julie Maroh raconte une histoire universelle, et l'important ici c'est l'exécution.
Clémentine, l'héroïne, va avoir le coup de foudre pour Emma, croisée sur une place publique. Elles ont seulement échangé leurs regards et un sourire, mais la petite Clémentine, qui venait de commencer à sortir avec un garçon avec qui elle s'entend bien, va se mettre à penser sans cesse à Emma. Emma est dans ses rêves, Emma est dans ses pensées, Emma est désirée, probablement l'objet du premier désir intense qu'éprouvera Clémentine, et Clémentine panique parce qu'elle ne contrôle rien. Son meilleur ami (gay) Valentin lui dira d'ailleurs "tu ne peux pas tout avoir sous ton contrôle, Clémentine", lors d'un dialogue déterminant.
Elle apprécie Thomas, son petit ami, et sans être lesbienne (Clémentine est bi), à quinze-seize ans elle est toujours dégoûtée par les garçons. Elle a la trouille de coucher avec lui, ne le désire pas, mais se sent obligée, ce qui ne fait qu'empirer la situation.
Entre sa peur des garçons et son désir pour les filles, Clémentine se torture l'esprit et le coeur (le """bas-ventre""" aussi). Elle a honte, mais elle ne se contrôle pas ; elle veut toutes les réponses tout de suite, quand il serait plus simple d'attendre, mais on empêche pas son cerveau de réfléchir.
Son mal-être est très bien mis en scène entre le texte, pourtant simple mais toujours juste et touchant, et le dessin qui plonge à l'intérieur de l'héroïne et de ses tourments. La première partie est excellente, sensible, douloureuse, joyeuse, des joies intenses et presque euphoriques de la vie lycéenne.
Puis Clémentine décide de passer une soirée dans des bars gays avec son meilleur ami (gay) Valentin. Ils vont d'abord dans un bar gay masculin, puis Valentin (le meilleur ami gay de Clémentine) trouve un plan cul et perd Clémentine dans la rue. Elle entre dans un bar lesbien et croise de nouveau Emma.
Cette rencontre, déterminante, inattendue, presque fruit du destin il semblerait, va chambouler Clémentine dès le premier instant, et la mise en scène de la rencontre est encore une fois simple mais tient presque du génie, c'est la scène la plus marquante visuellement de la bd pour moi.
Suite à cette rencontre, Clémentine et Emma vont se voir régulièrement. La première fois, c'est Emma qui va attendre en face du lycée de Clémentine, sans la prévenir, lui causant d'énormes problèmes. La partie qui suit, je ne la spoile pas mais elle est très importante et intense. Comme dans les parties précédentes, on s'identifie facilement au personnage, l'auteure ayant un vrai talent pour nous faire plonger dans son personnage.
Quelques temps après, on la verra s'épanouir au contact d'Emma et de ses amis, heureuse de pouvoir être près de la femme qu'elle aime, même si leur relation reste amicale. Elle est toujours torturée d'aimer Emma, elle a toujours des crises existentielles mais on la voit euphorique.
A partir de là, ma critique spoile un élément important, il est cousu de fils blancs mais je préviens au cas où ça dérangerait certains de lire (je masquerai cependant la toute fin du livre, trop importante pour être révélée)
La bd s'assombrit davantage quand Emma commence à coucher avec Clémentine : Emma est en couple et trompe Sabine, sa petite amie, avec Clémentine, sans pour autant quitter Sabine. Emma et Clémentine ne parlent jamais de Sabine, et Clémentine est tellement aveugle qu'elle accepte la situation, pendant qu'Emma laisse Clémentine prendre des risques pour elle sans lui offrir de stabilité, la cache à sa copine, la voit en secret, laisse la situation durer, refuse de quitter Sabine. C'est là que mon plaisir dans la lecture a coincé : on voit Emma sortir de phrases grandiloquentes comme "l'amour sauvera le monde" ou "quel mal y-a-t-il à aimer?" mais on n'y croit pas, ses actes sont à l'opposé de ses paroles, ou alors ses paroles évoquent des amours volages, une volonté de suivre aveuglément ses émotions, ce qui ne sauvera bien évidemment pas le monde.
Je ne sais pas si l'oeuvre était censée nous présenter un amour pur, mais ce n'est clairement pas le cas ici : la tromperie, c'est le contraire de la glorification de l'amour à laquelle prétend Emma, si elle fait de l'amour son étendard, alors c'est une haute trahison.
Alors elle finira par quitter Sabine, mais cette partie passée pour Emma et Clémentine à vivre une romance adultère laissera planer un malaise pesant sur tout le livre. Une relation qui commence ainsi ne peut pas finir bien.
Alors évidemment, le fait que la relation soit immorale ou malsaine n'est pas un défaut du livre en soi : l'art doit pouvoir représenter le mal, si l'art est le reflet de la vie à travers le prisme de l'auteur ; la vie n'est pas que faite de moralfags.
Mon problème ici c'est que la bd semble normaliser cette situation : non, je ne trouve pas ça romantique, une relation adultère secrète. On n'est plus à l'époque des mariages forcés. Ce n'est pas "beau" : la tromperie est presque mise à la trappe, on la justifie par le comportement de Sabine, ah oui elle la trompait aussi et était "hystérique", du coup Emma avait bien le droit de la tromper aussi (non) au lieu de la quitter, et elle devait entraîner une autre fille là-dedans, et surtout, ce n'est pas grave parce qu'elles s'aiment vraiment. Non, l'amour ne justifie pas tout, non, on ne doit pas être les esclaves de nos émotions : les personnages sont inconstants, ils s'aiment mais ne savent pas se réguler. L'auteure dit dans son interview qu'un des buts du livre était de "normaliser l'homosexualité" ; d'accord, mais des comportements comme ceux-ci ne doivent pas être normalisés, ni chez les homos, ni chez les hétéros.
Cette bd est politique, d'après l'auteure même, et semble promouvoir une forme de désordre, de société idéale dans laquelle chacun suivrait ses sentiments, où l'amour (au sens "amoureux" du terme évidemment) est placé en piédestal et où paradoxalement il peut être bafoué en son propre nom. Mais je pars loin ici : je m'en tiendrais à dire que tromper, avoir des relations adultères c'est un truc terrible et que je trouve ça dommage que ce soit présenté comme normal voire beau
la tromperie de Clémentine sur Emma vers la fin du livre n'est elle pas banalisée (même si presque "justifiée" par le comportement d'Emma) et est présentée comme tragique, mais le fait que Clem et Emma vivent une relation alors qu'Emma est casée, ça passe et c'est intolérable
Après l'auteure elle-même fait part de ses déceptions quand à certains éléments du livre ; c'était son premier livre pro.
Malgré tout, comme je l'ai dit, la vie n'est pas parfaite, c'est donc une oeuvre à accepter en tant qu'histoire imparfaite avec des personnages ambivalents, et malgré le fait que je suis déçue de cette banalisation de la perversion ça reste un très beau livre, avec un dessin magnifique, des sentiments exprimés de manière vive et sensible, des personnages réalistes et touchants. C'est écrit de manière si belle que la lecture de chaque page est presque douloureuse, tout en nous laissant en fin de lecture avec une sensation de chaleur au milieu du froid.
Je ne parlerais pas de l'aspect homosexuel du livre, même si l'auteure avait pour intention d'aborder la question, ma critique est trop longue et ce n'est pas ce qui m'a touchée dans le livre (enfin si, mais ce n'est pas de ça que je souhaitais parler). J'espère avoir amené de potentiels lecteurs à découvrir l'œuvre, qui vaut le coup malgré tout, rien que pour ses dessins, rien que pour son écriture des sentiments.