Vous cultivez le regret éternel des choses du passé et le refus de voir au-delà des apparences.

Il s'agit d'un premier tome d'une série indépendante de toute autre. Sa parution initiale date de 1994. Il a été réalisé par Yves Swolfs pour le scénario et le dessin, et par Sophie Swolfs pour la mise en couleurs. Il compte 46 pages de bande dessinée en couleurs.


Quand les hommes renient ou dénaturent les valeurs et les idéaux qui ont fait naître et grandir leur civilisation… Quand surviennent les grands bouleversements, les épidémies… Alors il sort de l'ombre pour prendre part à l'œuvre de destruction, pour récolter sa part de sang, pour corrompre les âmes en détresse… Car c'est l'heure du prince de la nuit. Un homme s'avance à la nuit tombante dans une forêt vers un château médiéval alors qu'une brume commence à monter et que des chauves-souris passent devant la Lune. Jehan de Rougemont accepte de recevoir cet homme aux yeux rouges. Ce dernier explique qu'il va de château en château, et de bourg en bourg, porter chants et nouvelles, bonnes et mauvaises. Peut-être plaira-t-il au seigneur de ces lieux de se divertir en l'écoutant ? Jehan répond qu'il a perdu le goût des ritournelles depuis longtemps. Quant au reste, peu lui importe ce qui se trame dans ce damné monde. Les gens et les affaires de son domaine lui suffisent. Son épouse Marianne intervient pour dire qu'elle a grande envie de chansons et de récits qui lui feront oublier pour un soir l'ennui et la tristesse de son existence.


Jehan donne sa permission : dame Marianne et son dame Clothilde montent dans les appartements de la première, suivie par le visiteur. Après leur départ, Jehan se confie à frère Thibaut : depuis la naissance de leur fils, son épouse, cette mégère, lui refuse ses faveurs et ne lui adresse plus qu'amers propos et récriminations. Qu'elle fasse à sa guise tant que son honneur à lui n'a pas à en souffrir. le frère lui confie qu'il est inquiet car le regard de l'hôte n'a rien d'humain. Jehan l'écoute et il demande à un garde de monter de ce pas à la chambre de ces dames : il doit veiller devant la porte et s'il entend du le moindre bruit de mauvais augure ou un appel à l'aide, il doit se porter à leur secours sans attendre. le garde s'exécute. Il monte et il est surpris : pas de musique, point de bavardage, des gémissements. Il entre dans la pièce et découvre l'hôte penché sur dame Marianne et du sang sur les lèvres. Il descend en courant et alerte Jehan : un démon, il lui buvait le sang à même la gorge !… Ses… ses dents pareilles à celles d'un loup… et ses yeux écarlates… Jamais il ne pourra les oublier… Jehan et frère Thibaut montent et ne peuvent que constater le carnage. le lendemain, Marianne est portée dans le caveau familial, Jehan ne souhaitant pas écouter les conseils de frère Thibaut sur les rites à réaliser sur la dépouille. Quelque temps plus tard, le seigneur se rend dans un des villages de son domaine. Les paysans se plaignent : leurs enfants disparaissent, autant que les doigts de la main, en quelques jours à peine… Ou plutôt quelques nuits. C'est toujours de nuit que ça se passe. le seigneur promet qu'il va organiser une battue, et la fourrure du maudit animal qui rôde alentours ornera l'entrée du bourg dès demain. Il en fait le serment.


Une belle peinture en couverture avec une jeune femme allongée, la gorge offerte au monsieur ténébreux avec de grandes canines, une draperie en arrière-plan. le rapprochement avec la version classique de Dracula est automatique : Bela Lugosi avec une chevelure plus abondante, dans les films Universal, ou peut-être plutôt Christopher Lee dans les films de la Hammer. Un noble issu d'une époque vaguement moyenâgeuse, avec cette domination sensuelle, voire sexuelle, sur les femmes, assez datée. D'un côté, cet aspect peut attirer le lecteur pour sa qualité iconique ou classique. D'un autre côté, Ann Rice (1941-2021) est passée par là avec Lestat débutant en 1976 dans Entretien avec un vampire. Puis une diversification entre les films de Blade avec Wesley Snipes, une série comme Vampire Diaries, les films Twilight, et de nombreuses variations. La séquence d'ouverture conforte le lecteur dans son a priori : une version très classique, peut-être usée jusqu'à la corde. de fait, l'auteur met en œuvre les conventions basiques du suceur de sang, de l'ail et des crucifix, du cercueil et de l'activité nocturne, sans oublier les pieux au travers du cœur, et les victimes qui reviennent en tant que vampire.


Pour autant, il ne se produit pas une véritable impression de déjà vu, ou de collection de stéréotypes. Dans la première page, le vampire s'avance dans un grand manteau à capuche enveloppant sa silhouette jusqu'aux pieds et le lecteur apprécie le soin apporté aux formes torturées des racines et des branches des arbres, finement représentés. En page 9, Jehan de Rougemont avance lentement sur un lourd cheval, sans idéalisation de la forme de l'animal. La neige recouvre le sol, et les arbres ont perdu tout leur feuillage, pour une véritable vision de l'hiver. Il en va de même en page quinze, alors que Jehan toujours sur sa monture, mais maintenant seul, traverse une zone enneigée et désolée. Un peu plus tard, il effectue un plus long voyage vers le village au pied du château du vampire, alors que le soleil commence à décliner : là aussi, le lecteur ressent bien le froid émanant de la neige, la sensation d'isolement. Les scènes d'intérieur bénéficient du même soin naturaliste sans apprêt romantique. Pour commencer, les salles du château des Rougemont sentent la pierre humide et froide, sans draperie mirifique, sans une foule d'invités richement vêtus. Les trois masures du hameau apparaissent simples et fonctionnelles, faisant ressortir la pauvreté des paysans. Cet état de fait est encore plus mis en évidence par contraste avec le riche cabinet du psychothérapeute de Vincent Rougemont, et l'appartement du père de Vincent, les deux endroits bénéficiant de tout le confort moderne. Même si elle est en pierres, la maisonnette d'Enora ne comporte qu'une seule pièce, et son exiguïté est rendue apparente par l'entassement des objets.


De même, l'artiste représente les personnages dans une veine réaliste, sans les embellir physiquement. Jehan de Rougemont présente un visage aux traits durs, aux expressions quelque peu résignées, attestant d'une forme de mal être latent dont il a conscience et avec lequel il sait qu'il doit vivre. La silhouette de son épouse Marianne est affinée, avec un visage plus épuré, mais sans aller jusqu'à une douceur exagérée. Il porte également la forme d'une rancoeur sourde. Elle porte une tenue finement ouvragée qui atteste de son rang et de la fortune de son époux, d'autant plus remarquable comparée à la bure toute simple de frère Thibaut. La tenue du garde est également détaillée, en cohérence avec l'époque, tout en présentant des détails qui attestent d'une forme de sobriété, voire d'économie. Dans la scène finale, le seigneur vampire apparaît dans une tenue noire et sobre. Par ces choix, le récit se démarque des récits de vampire traditionnels, en se tenant à distance des effets de manche et de tout clinquant visuel. Cela fait d'autant plus ressortir la façon très formelle dont chaque personnage s'exprime, avec un phrasé parfois un tantinet grandiloquent, un rien empesé, pour un effet théâtral, emprunté, un peu artificiel.


En entamant cette histoire, le lecteur se doute bien de ce au quoi il va au-devant : un vampire ténébreux et immoral, buvant le sang de jeunes femmes faibles et séduisantes, prêt à bondir férocement sur tout homme tentant de l'attaquer. C'est plié d'avance. En effet, dame Marianne est la première victime mordue au cou et sucé sur son lit. Dans un premier temps, Jehan de Rougement ne peut pas croire à l'existence d'une créature telle qu'un vampire, puis il doit se rendre à l'évidence, et il l'accepte, l'époque se prêtant bien aux croyances en des créatures surnaturelles. Seul, il se met alors en route sur le chemin de la vengeance. C'est plié… Pas tout à fait, le lecteur est pris par surprise par un intermède de quatre pages se déroulant en 1933. Puis le récit reprend son chemin bien balisé, mais en réalité pas tout à fait : le regard de Jehan s'est fait plus froid comme si une étincelle de chaleur humaine y faisait défaut, et une séquence révèle l'origine de son mal être. le vampire ne joue qu'un rôle en arrière-plan, la lutte contre lui servant de révélateur à la nature profonde de Jehan. Arrivé à la fin, le lecteur se rend compte qu'il a voyagé dans un récit aussi sombre que prévu, mais pas de la manière dont il l'avait anticipée. Sa curiosité est aiguisée pour la suite, à la fois intrigué par la lignée des Rougemont, à la fois dubitatif quant aux interjections du vampire qui en appelle à Belzébuth son maître, au risque d'intégrer une dimension démoniaque de pacotille avec marchandage d'âmes au rabais.


La couverture promet un vampire dans la plus pure tradition romantique macabre, avec chemise à jabot et tout le toutim. La narration visuelle s'avère d'un classicisme prévisible, avec des dessins descriptifs finement exécutés. Pourtant, l'investissement de l'artiste dans la représentation des environnements tire la narration visuelle vers le haut, au-dessus des clichés visuels prêts à l'emploi, vidés de toute saveur. le scénariste se retient de tout miser sur le vampire, focalisant son récit sur le chasseur très humain, et montrant un individu ayant accepté sa part de ténèbres, sans pour autant avoir réussi à se pardonner. Un vague doute subsiste chez le lecteur quant à la direction que prendra la suite, mais sa curiosité est éveillée.

Presence
7
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le 18 déc. 2022

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