Ah ! Ces oeuvres de référence de la fantasy, qui ont inspiré tant d'imitateurs (de copieurs ?) plus ou moins pâles, tant de jeux de rôles live (ou, maintenant, de jeux vidéo, puisque les gens ont décidé d'éviter le plus possible les contacts humains entre joueurs) ! Fantasy délibérément fantaisiste (le n'importe quoi de la topographie (belle carte du monde de Lankhmar page 55), de la sorcellerie, des croyances est à peine bridé par une atmosphère et des décors vaguement médiévaux), "Le Cycle des Epées", dès 1934, brisait la vraisemblance obligée des romans historiques ou d'exploration qui distrayaient les jeunes imaginatifs de l'époque. Ce faisant, il convoquait, comme une basse obstinée, les ingrédients archétypaux de ce qui appâte encore aujourd'hui les jeunes lecteurs, particulièrement dans les mangas : les combats fréquents (voire très fréquents), l'omniprésence de la transgression des lois physiques communes (magie, sorcellerie, métamorphoses...), la liberté de se créer à soi-même une représentation personnelle créative de ces mondes imaginaires (ce que permet nettement moins bien le contexte socio-culturel réel de cette première moitié de XXe siècle, écrasant l'individu dans des décors et des comportements de masse liés à la vie urbaine et à une culture de consommation crétinisante). Bon, on dira que tout cela n'élève pas trop spirituellement : violence, sexe, croyances délirantes; mais tout le monde doit commencer par là pour se construire.

Dans la série des sept volumes écrits par Fritz Leiber, le scénariste Howard Chaykin a dû faire un choix. La BD est composée de sept chapitres, de longueur et d'intérêt fort inégaux. On est dans le format "comics cartonné" de chez Delcourt; la traduction d'Anne Capuron est donc soignée, et les dialogues se révèlent de belle tenue, évitant presque toujours les facilités racoleuses des tâcherons de la sous-sous-fantasy qui vous bouclent en trois jours des trucs mélangeant orques, nains, gnomes, boiteux, guerriers musclés et combattantes en string, utilisant sans vergogne les pets, les rots, les puanteurs et les pustules.

Les héros de cette série sont devenus légendaires : le gros costaud rouquin Fafhrd, et le Souricier Gris, jeune bretteur rigolard. Ils vivent dans la ville de Lankhmar, qui cumule toutes les caractéristiques des métropoles populacières de la fantasy : noms pittoresques des rues, lacis de venelles étroites où l'on vous détrousse nuitamment (égorgement en option payante), traditions et racontars bizarres sur des faits tragiques ou des individus surnaturels, putes décoratives (finalement, c'est dur de trouver une femme non vénale dans le décor), marchands apeurés, magistrats d'on ne sait trop quelle fonction...

On se combat entre guildes de ceci, entre mafias de cela, sous l'oeil noir (quand ils ont un oeil, voire un visage) de sorciers de tout acabit, parfois réduits à l'état de fantômes flottants pourvus d'immenses robes à capuchon. On vole (c'est normal, on est là pour ça); on trucide (de préférence en étant payé pour); on cherche fortune, quitte à la flamber en trois nuits en filles et en boissons robustes.

Bon, quand on tue les copines des héros, ça les chagrine, et ils décident de boycotter Lankhmar pour s'ouvrir à d'autres horizons, fussent-ils désertiques ou subaquatiques. Mais la Destinée (qui parle par la voix caverneuse de magiciens de rencontre) leur fait savoir qu'ils reviendront dans la crapuleuse cité d'origine...

On goûtera tout le charme de Mike Mignola, son trait aux contours légers, dont la lisibilité est surtout fondée sur l'élimination des détails et sur les contrastes de couleurs. Les arrière-plans sont parfois négligés au profit d'un ombrage en croisillons ou en hachures (pages 24 et 25). Ce monde nocturne est restitué au moyen d'une surabondance de tons marrons, violacés et gris. On appréciera ses mises en pages dynamiques (variations constante du nombre de vignettes par planche, de leur taille, succession de plans d'ensemble et de plans serrés sur un détail significatif...). On se laissera aller au charme idiot de ces lettrages US qui valorisent (par des caractères gras en oblique) n'importe quel mot de n'importe quelle phrase des dialogues, dans un réjouissant arbitraire qui est la règle dans les récits de super-héros. On goûtera le bruitage typiquement anglo-saxon : "Creak, creak", "Snikkety Snikk", "Thud Thud", "Skitter Skree"...

Monstres et sorciers ont la part belle; pages 21, 40-41, graphisme du lettrage d'une incantation inspiré des grimoires populaires fantaisistes des XVIIe et XVIIIe siècles.

Les récits sont fort inégaux en intérêt; si le chapitre 1 est très réussi et fonde la suite, on trouvera dans le chapitre 2 des ruptures dans la continuité du récit et des décors, peu explicables par l'action. Belle atmosphère de sorcellerie et de maléfices dans le chapitre 3. Intéressante satire maléfique de l'obsession commerciale capitaliste dans le chapitre 5 (avec la magie pour symboliser le désir d'achat et l'illusion mercantile). Le chapitre 6, en revanche, est sans grand intérêt : les héros sont pris, sans grande vraisemblance, dans les affrontements entre prédicateurs de nouvelles religions, chacun annonçant son prophète. Trop farfelu pour qu'on y croie. De même, le dernier chapitre envoie les héros sous l'eau (où, surprise, ils n'ont aucun mal à respirer) : sirènes vénéneuses et illusoires, poulpe avec une épée à chaque tentacule, raz-de-marée dévastateur... Beaucoup d'images archétypales qui séduisent, mais parfois si déconnectées de toute logique qu'on a du mal à y entrer.

L'amitié tumultueuse et virile (souvent alcoolisée) de Fafhrd et du Souricier Gris sert de fil directeur à ce collage d'épisodes divers. cela ne suffit pas à lui donner une cohérence sur le long terme.
khorsabad
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le 3 juil. 2014

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khorsabad

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