L'action abandonne largement sa perspective linéaire pour se recourber sur elle-même. "Il n'y aurait ni oeuf ni poule, mais un un cercle temporel (vicieux)...", nous confie Bajram dans la page III de l'appendice technique qui conclut le volume. Jusqu'ici, aussi splendides que soient l'action et les décors, c'est une histoire assez classique de résistants en lutte contre un pouvoir totalitaire. Les hauts et les bas des belligérants résultent de l'emploi d'armes diverses, parfois improbables, mais dans le cadre d'une physique somme toute vraisemblable.
Bajram, expert en transcendance (soit : la perte des repères et des logiques sur lesquels se fonde notre simple raison), ne se contente plus de rejouer les grandes scènes des cataclysmes irréversibles, telles que la destruction d'Uranus et celle de la Terre (entre parenthèses, les masses n'étant pas réparties n'importe comment dans le système solaire, la destruction de deux corps célestes devrait aboutir à des déplacements d'orbites de ceux qui restent). Il monte un nouveau degré dans l'exotisme conceptuel, et introduit l'idée que non seulement on peut voyager dans le temps indépendamment de l'espace (et vice-versa) - ce qui est déjà beaucoup -, mais que le temps peut être utilisé comme arme de guerre - ce qui est encore mieux.
Kate retrouve enfin son père sur Mars, vieilli certes, mais rongeant son frein sous la dictature des Compagnies Industrielles de Colonisation.
Les CIC sont d'autant plus inquiétantes que, en sus de leurs perversions totalitaires classiques (emblème style nazisme, police politique, milice, fichage électronique et génétique...), leur conception du bonheur humain se limite à répéter sur Mars (mal terraformée, avec un air déficitaire en azote, excédentaire en gaz carbonique - voir pages de garde) les entassements concentrationnaires des grandes métropoles terrestres (gratte-ciel, centrales nucléaires, embouteillages...), réduisant l'humain de base à végéter dans des appartements minuscules. C'est, à ce jour, le sort qui nous attend, nous terriens d'une terre pas encore éclatée mais s'effondrant sous le poids de l'espèce humaine exploiteuse. Les CIC sont à peine la métaphore de notre libéralisme meurtrier.
Même les chefs des CIC ne peuvent se passer des richesses et du patrimoine terrestre : Thin vit dans un palais situé sur une station spatiale, avec halls gigantesques, colonnes, frontons, et... galerie de statues authentiques : l' "Héraklès" de Bourdelle, la Vénus de Milo, le Discobole de Myron, l'Athéna Parthénos de Phidias, "Le Penseur" de Rodin... L'inculture et la pauvreté mentale sont bien assez bons pour la populace asservie, du moment qu'elle consomme et se tait !
Les CIC sont si efficaces et si bien organisées (elles ont planqué dans tout le système solaire des générateurs de trous de ver, prêts à détruire n'importe quoi au premier signe de révolte) qu'on voit mal comment les résistants pourraient avoir la moindre chance d'attenter à leur tyrannie. Et c'est un peu une faiblesse des scénarios de Bajram que d'inventer en faveur de ses héros des circonstances nouvelles d'une vraisemblance à vrai dire fort contestable, frisant parfois le fantastique :
* par exemple, le père de Kate, présenté comme un suspect majeur aux yeux des CIC, se met à comploter avec un vieux copain bien placé dans la hiérarchie des CIC - celui-là même qui l'a arrêté !
* quand les résistants s'embarquent pour attaquer les CIC, ils emportent avec eux de quoi terraformer plusieurs planètes mortes. Drôlement bien équipés, les gars, quand on est au coeur d'un régime totalitaire, qui surveille la moindre poussière qui vole !
* même surchargé d'action, même pendu, Kalish pense toujours; il nous révèle, bien après coup, qu'il a découvert comment voyager dans le temps - une fois, bien sûr, que les effets de cette découverte ont surpris les CIC - les lecteurs - par un prodigieux coup de théâtre.
Kalish pendu, se fait ressusciter par Kate, dont un baiser lui redonne tout son punch et sa combativité.
Le coeur de l'album réside dans la mise en parallèle de deux retournements du Temps sur lui-même :
1. Le recul dans le Temps de Mario, qui lui permet de rejouer tout ce qu'il a vécu et de préparer l'avènement de la tyrannie des CIC. Rappelons que, lorsque Mario a été pris dans le faisceau générant le trou de ver, c'était déjà sa deuxième entité temporelle qui était en action, puisque la première était "à ce moment-là" en prison spatiale. Qu'à cela ne tienne, en torturant le temps, Bajram nous ajoute une troisième strate d'un Mario, cette fois loin d'être un looser, et qui se paie le luxe de piéger Kalish et ses copains dans la station spatiale. Mario regarde ses propres aventures avec Purgatory et son propre croupissement en prison depuis son poste de chef des CIC. Seule excuse de Bajram pour sauvegarder un débris de vraisemblance : Mario ne touche à rien de ce qui s'est passé... Il va même jusqu'à envoyer ses hommes s'emparer de Kalish enfant pour lui faire faire ses études de maths, sans lesquelles la suite (que Mario a vécue) ne pourrait avoir lieu...
2. Kalish et ses amis reçoivent du secours de la part de descendants de Kalish pas encore nés; cette intervention permettra l'émigration de Kalish sur une autre planète, et la mise au monde d'enfants, dont les lointains descendants, en intervenant contre les CIC (avec des moyens qui les apparentent à des super-héros), permettront leur propre naissance...
Deux boucles de temps retourné sur lui-même. On ne sait plus, en effet, où est l'oeuf, où est la poule.
Bajram, crispé sur ses références bibliques comme un coquillage sur son rocher, continue à introduire ici et là de curieuses comparaisons d'une utilité plus que douteuse : le père de Kate nous parle de la Bête de l'Apocalypse, et cite carrément un extrait du texte. Kalish vieillissant se croit obligé d'écrire lui-même "La Bible de Canaan", dont les épigraphes nous bassinent en tête de chaque séquence depuis six volumes. L'ambivalence religieuse de ces interventions superfétatoires est évidente : d'un côté, un Kalish athée, dans un monde qui ne parle jamais de Dieu, se met à écrire une Bible parlant d'un "Eternel" qu'on ne voit jamais intervenir dans le récit. De l'autre côté, les citations de cette "Bible de Canaan" s'éloignent toujours plus de la Bible canonique, jusqu'à introduire nommément Kalish et Kate dans le texte. On ne voit pas trop l'intérêt. Mais Kalish nous rejoue, au fond, Moïse menant son peuple hors du monde de l'oppression (les CIC) pour aller vers la Terre Promise (le Pays de Canaan). Des buissons ardents, on n'en a pas trop vus, ni des Tables de la Loi, mais ça va peut-être venir...
Bajram, qui a réalisé la totalité de l'album sous Photoshop, a encore raffiné les dégradés de couleur et d'éclairage. Les reliefs de Mars (première image en couleurs) sont d'un réalisme saisissant. Très jolie figuration du décollage des vaisseaux résistants, créant autour d'eux une bulle gravitationnelle qui emporte une calotte de sol avec elle. Dantesque attaque du vaisseau "Gengis Khan" dans une lumière orangée embrasée. Deux pages prodigieuses sur la naissance d'un nouveau trou de ver, et le décor galactique de la mort de Thin.
Une oeuvre tout-à-fait remarquable, en dépit des quelques facilités que s'octroie Bajram dans le scénario, et de sa marotte biblique, aussi pertinente ici qu'un ordinateur dans un poulailler.
Pour ceux qui veulent des précisions sur la chronologie du récit, Bajram nous en fournit dans la page II de l'appendice. De quoi apprécier son art du tricot temporel.
Il devrait y avoir une suite. Je vous copie-colle ce que Bajram lui-même annonce sur son propre site :
"Universal War One... la première guerre universelle... première ? Il y en aurait une autre ?
Et bien... oui ! Depuis le début, Universal War est prévu en trois cycles de 6 tomes. Dès le début, j'ai écrit l'histoire générale des 2 x 6 tomes qui suivent UW1.
Les premiers fans à qui j'ai raconté cela ont fait des bonds de 3 mètres de haut : quand allais-je m'y mettre ?
Eh bien toute la question est là. Faire 6 tomes d'UW2, c'est repartir pour 6 ans de travail. Un sacré morceau de vie. Et j'avoue que l'idée de m'enfermer définitivement dans la Science-Fiction m'a fait peur. J'ai donc, avant même la fin du tome 5 d'UW1, commencé à réfléchir. Ne fallait-il pas que je confie le dessin à un autre ?
J'ai, deux fois de suite, fait un essai avec deux brillants dessinateurs. Les deux fois, c'était très bien. Les deux fois, ce n'était cependant pas Universal War... En voyant leurs essais, j'ai compris qu'on me reprocherait tout le temps ce changement. En faisant tout tout seul depuis les débuts d'UW1, j'ai marqué très fortement de mon empreinte ma série, et nul maintenant ne peut s'y attaquer. Tant pis... ou tant mieux : quand je ferai UW2, ce sera parce que j'en aurai envie...
Pour les plus curieux, j'ai mis quelques extraits du story-board (eh oui, j'ai story-boardé la moitié du tome 1 tout de même).
Et ne vous inquiétez pas, je vous tiendrai au courant sur ce site ;-)
[EDIT] J'ai signé chez Casterman pour UW2. Sortie prévue en 2013 !"
Nous attendons...