Ce tome est le deuxième d'une trilogie : Le Suaire (Tome 1-Lirey, 1357) paru en 2018, celui-ci également paru en 2018, Le Suaire (Tome 3) paru en 2019. Les 3 tomes ont été coécrits par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, dessinés et encrés avec nuances de gris par Éric Liberge. Ce tome peut être lu sans avoir lu le premier.
À Turin en 1898, le mercredi 28 mai, dans le palais du baron Tomaso Partore d'Urbino, sa fille Lucia reçoit son amant Enrico Spitiero dans sa chambre. Au milieu de l'acte, s'imposent des images : des épines de ronce sur les épaules d'un homme, une flagellation d'un homme avec des chats à neuf queues, un cerf en plein brame sur le toit du palais. Le lendemain, Lucia Pastore d'Urbino se réveille et constate qu'il y a du sang sur ses draps. Elle se lève, fait ses ablutions et essaye d'enlever le sang en frottant le drap avec du savon. Les traces ne partent pas. Elle sort de sa chambre en peignoir, avec les draps dans ses bras. Elle passe sans se faire voir devant la cuisinière et parvient à jeter les draps dans le fourneau. Elle repart en courant, en bousculant une servante, en espérant ne pas avoir été reconnue. Elle rentre dans sa chambre, s'agenouille devant un tableau du Christ en croix et se met à prier. Plus tard dans la journée, elle participe à sa leçon de chant particulière. Le baron Tomaso Pastore d'Urbino entre dans la pièce, félicite sa fille et lui indique qu'il a une surprise pour elle, qu'elle doit le suivre.
Lucia et son père sortent du palais par la cour intérieure, et la jeune femme peut voir une jeune fille se faire disputer par une femme de ménage, pour un drap retrouvé à moitié calciné dans le poêle. Lucia et son père montent dans l'automobile à moteur qui a été préparée. Le chauffeur les emmène en centre-ville. Le baron Pastore d'Urbiono prend un journal à un garçon les vendant dans la rue annonçant une une sur les fêtes du cinquantième anniversaire de la Maison de Savoie. Au pied de la cathédrale, le peuple manifeste contre la monarchie. À la gare ferroviaire, l'évêque descend du train, et se rend en voiture avec chauffeur jusqu'à a cathédrale. Le peuple l'acclame sur son passage. À l'intérieur de la cathédrale Saint Jean Baptiste, le chevalier Secondo Pia supervise les préparatifs nécessaires à accomplir la mission que lui a confiée le roi : photographier la sainte relique qu'est le Saint Suaire. Parmi les invités, sont présents Lucia et son père, Enrico Spitiero et son épouse Teresa, le cardinal, le photographe et une foule de gens. Le baron Pastore d'Urbino, principal financeur de la photographie, s'offusque de la présence de Spitiero, député socialiste et athée notoire.
Le premier tome se déroulait à Lirey en Champagne et évoquait la méthode probable de fabrication du Suaire de Turin, en 1537. Cette série avait été annoncée dès le départ comme une trilogie et le lecteur se demande quel sera l'argument de cette deuxième partie. Le titre indique que le récit se déroule à Turin, en Italie en 1898. Le lecteur se rend vite compte que le propos des auteurs n'est pas de raconter les différents voyages du suaire. Il n'est pas fait mention de la manière dont il est parvenu à Turin ou comment le Saint-Siège a officialisé sa position sur l'authenticité de la relique par une bulle papale du 26 avril 1506. Si l'année 1898 ne lui parle pas, le lecteur découvre une séquence introductive de 8 pages sans texte (à l'exception de la date et du nom de la ville) montrant l'accouplement de deux amants, et la destruction des draps souillés. Il fait ainsi la connaissance de Lucia dans le plus simple appareil, et apprécie la clarté de la narration visuelle. Comme dans le premier tome, Éric Liberge réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif. Les personnages présentent des morphologies normales et variées, sans sublimation des attributs musculaires ou autres. Il est patent qu'il s'est fortement investi pour que la fidélité de la reconstitution historique : les tenues vestimentaires, les bâtiments (architecture extérieure et aménagement intérieur), le mode de vie dans la maisonnée des Pastore d'Urbino. Ainsi le lecteur admire la façade du palais des Pastore d'Urbino, l'aménagement de l'immense cuisine et les différents ustensiles, la décoration luxueuse du salon de musique, le modèle de voiture utilisée par le baron, l'intérieur de la cathédrale de Turin et son architecture Renaissance, le carnaval dans les rues de Turin, etc. C'est un vrai plaisir que de pouvoir ainsi se projeter dans cette ville à cette époque, en ayant confiance dans la qualité de la reconstitution.
Avant tout, le lecteur découvre une histoire d'amour entre une jeune fille de bonne famille que son père va marier, et un homme marié d'une obédience politique opposée à celle du père de Lucia. L'artiste la met en images de manière naturaliste, sans l'enjoliver par des dessins romantiques. Il montre une femme qui a de la personnalité et la tête sur les épaules, qui sait se servir de son intelligence, pas du tout une victime manipulée dans une société patriarcale. Le lecteur ne reste pas insensible au charme de sa jeunesse, l'empathie lui faisant aussi éprouver l'ardeur de sa passion pour Enrico Spitiero, son respect filial pour son père, son plaisir à chanter, sa terreur à se retrouver ballottée par la foule du carnaval, son intelligence en effectuant des déductions sur ce que permet de voir la photographie de Secondo Pia, son désarroi causé par des impressions mystiques. La qualité de la direction d'acteurs donne de l'assurance aux personnages masculins : au baron celle de sa position et de sa fortune, à Enrico Spitiero celle de sa beauté et de ses convictions politiques, à Secondo Pia celle de sa maîtrise technique. Le lecteur peut ainsi voir comme chacun est animé par les actions qu'il est en train de réaliser et par la manière dont il se comporte vis-à-vis des autres.
Ce récit impressionne également par l'évocation visuelle en creux du contexte social. Lorsque Lucia se rend dans la cuisine pour y brûler son drap, le lecteur peut se faire une idée du niveau de richesse du Baron Tomaso Pastore d'Urbino. Pendant le voyage en voiture, il voit le peuple manifester contre la monarchie, puis il voit la répression exercée par la police. Cette toile de fond n'apparaît que fugacement, presqu'incidemment, mais le lecteur y prêtera plus d'attention s'il dispose déjà d'une notion du contexte historique de cette époque dans cette région du monde. Il en va de même pour l'importance de la photographie réalisée par Secondo Pia. Le lecteur peut être étonné par le fait que ce soit l'archevêque qui remette en cause l'authenticité du suaire, ou par le manque d'informations quant aux enjeux de cette photographie. Là encore, il comprend mieux ces détails s'il est déjà familier de l'histoire du Suaire de Turin : le déclin du culte des reliques à la fin du dix-neuvième siècle et le regain d'intérêt pour le suaire grâce à cette photographie.
Lors de la séquence d'ouverture, Éric Liberge juxtapose différents types d'informations sur une même page. Alors que Lucia et Enrico sont en train de faire l'amour, il apparaît l'image de la statue du cerf sur le dôme du palais, la main droite du Christ transpercée d'un clou sur la croix, des épines transperçant la chair des épaules d'un homme, un homme flagellé par deux autres. Ces juxtapositions agissent comme un rapprochement, une association d'idées dont il n'est pas précisé si elle est l'œuvre de Lucia ou d'Enrico, ou une métaphore voulue par les auteurs. Un peu plus tard, en scrutant la photographie du linceul, Lucia fait l'expérience d'une remémoration, comme si elle se retrouvait face à Lucie en 1357 à Lirey. Encore plus tard elle fait à nouveau l'expérience d'une vision pendant l'amour, et l'image du cerf revient. Cette dernière est une image régulièrement utilisée pour évoquer la virilité masculine, par exemple dans l'excellente bande dessinée Le dernier brame (2011) de Jean-Claude Servais. La flagellation et la mortification étaient déjà présentes dans le premier tome, symbolisant les tourments intérieurs de Lucie une jeune nonne déchirée entre ses vœux à venir et l'amour que lui porte son cousin Henri. Dans ce deuxième tome, Lucia est elle aussi sous le joug d'un conflit psychique : son amour physique pour un homme marié politiquement opposé à son père, et une demande en mariage avec le fils d'une famille importante. Ces 2 hommes sont également opposés sur la nature du linceul : véritable relique ou supercherie fabriquée de toute pièce. Dans le tome précédent et dans celui-ci Gérard Mordillat et Jérôme Prieur ont choisi leur camp entre les 2 possibilités, attachant la vérité au personnage à qui l'Histoire donnera raison quant à l'évolution politique de la société. Lucie incarne alors l'individu soumis aux règles en vigueur, et devant réussir à en percevoir l'iniquité pour s'affranchir de ces lois, de cette structure sociale que l'histoire de l'humanité a fait apparaître comme un outil d'oppression injuste. Dans la mesure où ils y associent les croyances religieuses de l'époque, leur jugement de valeur est clair.
Avec ce deuxième tome, le lecteur prend mieux conscience de la nature du récit de cette trilogie. L'écriture de Jérôme Prieur et de Gérad Mordillat suppose que le lecteur soit déjà familier de l'histoire du suaire de Turin pour pouvoir percevoir tous les enjeux du récit. À l'instar du premier tome, cette histoire est avant tout une bande dessinée, où la majeure partie des informations est portée par la narration visuelle, Éric Liberge réalisant une reconstitution historique de très bonne facture, et mettant en scène des personnages qui s'incarnent générant une forte empathie chez le lecteur. Le lecteur peut se retrouver un peu décontenancé s'il s'attendait plus à l'histoire du suaire de Turin qu'à un drame aux résonances métaphoriques.