Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2015/2016, écrits, dessinés et encrés par Skottie Young, avec une mise en couleurs de Jean-François Beaulieu, et un lettrage de Nate Piekos. Skottie Young est connu pour ses couvertures mode enfant ou bébé pour Marvel, pour son adaptation des romans de L. Frank Baum (par exemple The Wizard of Oz, avec Eric Shanower), pour ses parodies des héros Marvel (par exemple Giant-Size Little Marvels: AVX), et pour avoir écrit la série mensuelle de Rocket Raccoon.
À 6 ans, alors qu'elle était en train de jouer dans sa chambre avec ses oursons en peluche, une fausse couronne de reine et une fausse baguette magique, Gertrude a été aspirée par sa moquette rose et transportée au royaume féerique (Fairyland). Elle est accueillie par la reine Cloudia et cette dernière lui explique qu'elle doit retrouver la clef pour ouvrir la porte qui la ramènera chez elle. Pour pouvoir mener cette quête à bien, Gert (abréviation de Gertrude) bénéficie de l'aide d'un petit gugusse vert minuscule avec des ailes, appelé Larrington Wentsworth III et surnommé Larry.
27 ans plus tard, Gert est toujours à a recherche de cette fameuse clef, toujours avec l'aide de Larry. Sa quête est commentée en temps réel par la Lune dont le visage arbore un air désabusé et lassé. Ni une, ni deux, Gert perfore la Lune avec une énorme pétoire, et obtient une audience avec le Seigneur des Limaces. Ce dernier lui indique une nouvelle marche à suivre pour localiser la fameuse clef. De son côté, la reine Cloudia est lassée des accès de colère de Gert. Elle passe un contrat avec Bruud le brutal pour qu'il assassine Gert. Puis elle passe un autre contrat avec la sorcière Horribella.
La couverture donne une bonne idée du contenu : des créatures féeriques dignes des plus bels albums pour la jeunesse (pour enfants de 6 ans), une mignonne petite fille de 6 ans, avec un rictus sadique et meurtrier, une hache dégoulinante de sang, et une hécatombe parmi les gentilles et mignonnes créatures. Les 2 premières séquences permettent de constater que Skottie Young a bien prévu un scénario, que les créatures de ce pays féerique exsudent la bonté et la gentillesse, et que Gertrude n'a pas pris un centimètre en 27 ans. Dès la première page, le lecteur est emporté par l'exubérance des dessins, qualité qui reste au plus haut niveau jusqu'à la fin avec une inventivité visuelle jamais démentie. Pour commencer, l'artiste n'hésite pas à manier les conventions du mignon et kawaï avec entrain et premier degré. Cela commence avec les murs peints en rose de la chambre de Gertrude, sa moquette pelucheuse rose également, sa jolie petite robe rose, ses draps roses, l'abat-jour rose de sa lampe de chevet, sans oublier son collant à rayures roses. Ses cheveux sont d'un vert fluo du plus bel effet, même s'il s'agit d'une licence artistique car il n'y a pas d'explication pour cette couleur inattendue.
Les rétines du lecteur sont à la fête car Skottie Young est en grande forme. Il y a les expressions impayables des personnages : les grands yeux expressifs de Gert, sa grande bouche dans laquelle il manque quelques dents (la petite souris a dû passer). En cours de route, il apparaît une jeune demoiselle encore plus jeune que Gert, avec des yeux encore plus grands et encore plus ronds, avec les reflets dans les yeux. Le visage de la reine Cloudia s'anime d'expressions blasées, railleuses, moqueuses, cyniques, irrésistibles et adultes. Larry n'est pas mal non plus, en sycophante, sans grand espoir que sa maîtresse réussisse dans sa quête. Young est tout aussi en forme pour créer des personnages mignons et hauts en couleurs : un gros barbare à la tête plus petite que les poings, une sorcière pustuleuse, des étoiles dans le ciel, avec une paire d'yeux et une bouche, une belle poupée de chiffon avec des yeux boutons, sans oublier une licorne, rose bien sûr.
En prêtant attention, le lecteur constate également que Skottie Young intègre des petites blagues visuelles, comme le Seigneur des Limaces avec sa grosse chaîne en or autour du coup (comme un rappeur), le pistolet-caméléon qui tire la langue, la Lune avec ses bandages, le mariage durant 2 pages de Larry, etc. D'une manière générale, le lecteur ne peut qu'être sensible à l'attention portée aux détails. Ainsi il apprécie le changement de texture et de couleurs de la chevelure de la reine Cloudia. Comme son nom l'indique, elle est liée aux nuages (cloud), et sa chevelure peut être blanche et pure comme un nuage dans un ciel d'été, puis sombre et chargée d'électricité comme un nuage d'orage. Il observe que le lettreur Nate Piekos joue avec la forme des lettres quand la déclaration d'un personnage le justifie, sans abuser de ce dispositif, avec modération.
Skottie Young décrit un environnement à la guimauve pour jeunes enfants, plutôt de sexe féminin. Cela lui permet de jouer à fond sur le décalage avec les expressions adultes et méchantes de Gertrude, et sur les dommages occasionnés qu'ils soient matériels ou humains. Afin de montrer la vitesse de la chute dans le monde féerique, l'artiste montre les yeux de Gert sortant partiellement de leur orbite. Sur la cinquième page, le lecteur peut constater la violence de l'atterrissage de Gert en voyant que son bras gauche présente une fracture ouverte, avec un os sortant de la plaie. Lorsque Gert tire sur la Lune, celle-ci explose comme s'il s'agissait d'une boîte crânienne avec le cerveau projeté en dehors. Le corps complètement fracassé de Gert n'est pas beau à voir, après une avoir essuyé une décharge d'énergie arc-en-ciel.
Le lecteur se régale donc du début à la fin avec une narration visuelle excellente, drôle, moqueuse caricaturale, mariant exagération et absurde avec une grande inventivité. Jean-François Beaulieu réalise une mise en couleurs en phase avec la tonalité du récit : des couleurs pétantes et vives liées à l'enfance, un habillage discret des surfaces qui ne supplante par les dessins. Il a le grand plaisir de voir que le scénario est aussi inventif et farfelu que les dessins. Le point de départ est d'une rare simplicité ; une femme est enfermée dans un corps de fillette qui ne grandit pas, et elle a beau déployer des efforts depuis 27, elle est incapable de retrouver cette fameuse clef pour sortir de ce monde d'enfant. Le lecteur suit donc Gertrude et Larry alors qu'ils se rendent dans quelques lieux aux habitants toujours exceptionnels. Il voit Gert à l'œuvre dans ses agressions brutales, dépourvues de toute empathie pour ces habitants. Le scénariste prend la peine d'expliquer la règle qui fait que Gertrude résiste à tous les coups et se remet de toutes les blessures. Le lecteur ressent les émotions de Gertrude, grâce aux dialogues et aux expressions de son visage : une colère inextinguible dirigée contre ces créatures trop mignonnes et trop enfantines, une frustration sans fond du fait de sa situation (impossibilité de regagner son monde, impossibilité de grandir physiquement, obligation de vivre dans un monde infantile).
Skottie Young a également inclus une intrigue qui repose sur l'irruption d'un élément exogène qui remet en cause la possibilité de Gertrude de regagner son monde d'origine. Le lecteur a donc la bonne surprise de voir qu'une fois la situation de départ établie, le scénariste n'a pas l'intention de s'installer confortablement dans cette situation pour les 5 ans à venir. L'arrivée de Gertrude dans le pays féérique est racontée en 5 pages, et l'histoire passe directement à 27 ans plus tard pour entrer dans le vif du sujet. Le lecteur voit Gertrude et Larry se lancer dans une nouvelle phase pour localiser cette clef, et en même temps il voit la reine Cloudia se démener pour mettre un terme définitif au carnage qui dure depuis plus de 20 ans. Il voit apparaître cet élément exogène qui bouleverse les règles du jeu et qui introduit une échéance à très court terme. Le scénariste mène son intrigue à son terme et termine son récit avec une situation nouvelle.
Ce premier tome constitue un chapitre complet, avec une résolution satisfaisante. Le lecteur est emporté dès la première page dans l'univers graphique de Skottie Young, avec une verve visuelle incroyable qui ne faiblit pas de bout en bout. Non seulement, le lecteur sent son visage s'orner d'un sourire franc qui ne le quitte pas jusqu'à la dernière page, mais en plus il découvre une intrigue digne de ce nom, avec un vrai suspense. Skottie Young joue avec un grand savoir-faire sur l'opposition entre un monde infantile et mignon, et une jeune demoiselle au comportement négatif, critique, voire méchant. Gertrude est autant une victime des circonstances, que l'individu à abattre du fait du chaos qu'elle génère partout où elle passe, sortant ainsi de la dichotomie bien/mal.
Le massacre perpétré contre les mignonnes créatures de vient cathartiques pour les adultes, voyant ces stéréotypes sucrés, aseptisés et insipides éventrés, perforés, étripés, écartelés. La quête de Gertrude devient celle de l'adulte qui essaye de s'émanciper du monde des enfants, de se soustraire à l'influence du culture infantile et infantilisante, l'empêchant de grandir de devenir un adulte. Derrière le massacre jouissif et vengeur, se joue la nécessité de grandir, la difficulté de laisser derrière soi un monde rassurant et inoffensif, de décider par soi-même, d'abandonner les valeurs du passé, de tuer les personnes refuge, de briser les objets transitionnels, de faire le choix conscient d'abandonner cet environnement protecteur. Derrière les aventures colorées et brutales de Gertrude, se cache le récit d'un individu captif du monde de l'enfance, et faisant tout pour en sortir. Skottie Young utilise à son compte les apparences les plus infantiles de la narration visuelle, pour réaliser un récit sur la nécessité de grandir, paradoxal mais honnête.