Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre qui ne nécessite pas de connaissance particulière du personnage principal pour pouvoir l'apprécier. Il comprend les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2002, écrits par Brian Azzarello, dessinés et encrés par Richard Corben, avec une mise en couleurs de José Villarrubia. Cette histoire est initialement parue dans le label MAX de Marvel, branche produisant des récits à la tonalité plus adulte que ceux des superhéros classiques.


Dans un quartier défavorisé de New York, un grand balèze noir est assis à une table dans un bar avec des serveuses topless, et des stripteaseuses en train de danser le long d'une barre verticale, sur une scène. Il contemple son reflet dans son miroir, avec un bonnet sur la tête, des gros écouteurs sur les oreilles, et des lunettes de soleil masquant ses yeux au regard des autres. Une femme s'approche de lui. Elle lui demande de punir ceux qui ont tué sa fille Hope Dickens de 13 ans, en lui tendant 2 billets de 100 dollars. À contrecœur (parce que ça ne fait pas lourd de rémunération), Luke Cage accepte d'y consacrer son après-midi, mais pas plus.


Cage se rend dans le quartier où Hope Dickens a été abattue. Il va se renseigner auprès d'un groupe de jeunes jouant au basket, avec un dénommé Egg. Il doit les rudoyer un peu. Il va ensuite s'installer dans le bar d'en face (tenu par une coréenne prénommée Dixie) pour prendre une bière, en s'admirant dans la glace. Sa présence attire l'attention d'un sergent de police du quartier qui aimerait bien que ça ne fasse pas d'histoire et qui accepte l'argent du chef du caïd Lonnie Tombstone. Clifto (Clifton Townsend), le chef de la bande du quartier, ne voit pas d'un bon œil la présence de Cage. Il y a également l'italien Sony Caputo (surnommé Hammer) qui s'interroge sur l'allégeance de Cage. Ce dernier se dit qu'autant d'hommes d'affaire dans le même quartier laisse subodorer qu'il doit y avoir un enjeu économique bien juteux.


Brian Azzarello a laissé son empreinte dans les comics aves la série noire 100 bullets. Richard Corben est un artiste ayant réalisé des séries devenues cultes, dans les comics underground des années 1970, comme Den (1973). Ils ont déjà collaboré à 2 reprises : Hellblazer - John Constantine, Tome 1 : Hard Time réédité dans Brian Azzarello présente Hellblazer tome 1, et Banner (2001, VO). Le lecteur se délecte par avance à l'idée de découvrir une nouvelle version de Luke Cage, qui plus est débarrassée des contraintes éditoriales d'un personnage récurrent, et réinventée pour un public plus adulte, dans le cadre du label MAX, celui qui a permis l'existence de la version ultime du Punisher de Garth Ennis (voir Punisher MAX Tome 01 et suivants).


La scène d'ouverture donne le ton : un bar à striptease au faible éclairage propices aux affaires louches, et un individu évoquant les rappeurs gangsta (adjectif dérivé de Gang et gangster). Luke Cage dégage une présence monstrueuse, massive, inamovible, immarcescible. Il a une jolie barbichette taillée avec soin, un look de rue à la fois exagérée (le blouson en jean sans manche, les grosses baskets) et totalement décontracté, sans aucune inquiétude sur le qu'en dira-t-on. Richard Corben lui dessine une silhouette que l'on dirait sculptée dans la pâte à modeler, des muscles gonflés, presque comme s'ils étaient rembourrés avec de l'air comprimé. Il montre les veines qui court sur ses bras musclés au-delà du possible. Il lui donne un air impénétrable du fait de ces lunettes de soleil à la forme très ronde. Cette apparence peut être vue comme une caricature, comme un individu sous stéroïde dont le développement musculaire a échappé à tout contrôle.


Dans ce bar, il y a donc des femmes qui se déhanchent, la poitrine à l'air. Dans l'épisode 3, le lecteur peut également admirer la plastique de la sympathique jeune femme qui a passé la nuit avec Luke Cage. À nouveau, Richard Corben reste fidèle à ses choix graphiques : elle est bien en chair, gironde et callipyge, avec des courbes affolantes. Le lecteur qui n'est pas habitué à ce dessinateur peut éprouver un sentiment de répugnance devant ces personnages à la tête parfois caricaturale, parfois un peu trop grosse pour leur corps. Mais en même temps, le sergent ripou dispose d'une dégaine qui le rend immédiatement antipathique. L'exagération rend la déformation physique de Sony Caputo plus plausible qu'elle ne l'a jamais été dans la série Amazing Spider-Man pour le supercriminel Hammerhead. De la même manière, l'albinos Lonnie Tombstone dégage une impression désagréable inéluctable du fait de son visage si marqué. Mick Marko (surnommé Mountain, les amateurs des vieux épisodes de Spider-Man apprécieront ce clin d'œil à l'univers 616) fascine dans sa monstruosité.


Sous réserve de ne pas être rebuté par l'apparence des personnages, le lecteur s'immerge dans des environnements urbains très convaincants, sans être stéréotypés. José Villarrubia utilise des couleurs à la fois foncées et délavées qui donnent une impression d'une ville usée (sans que les bâtiments ne soient en déliquescence), d'une ambiance oppressante sans que les couleurs ne soient agressives. Richard Corben montre une ville aux rues qui se coupent géométriquement à angle droit, avec des bâtiments fonctionnels, sans beaucoup de personnalité, sans donner envie d'y habiter, mais pas pour cause d'insalubrité. En fonction des séquences et des cases, l'artiste peut aller dans le détail (tous les ustensiles sous le comptoir du bar de Dixie) ou n'esquisser que les éléments les plus structurants (des débuts de brique par exemple).


Toute l'histoire (à une séquence ou deux près) se déroule de nuit, dans une pénombre légère, bien rendue par les couleurs de Villarrubia. Corben réalise des cases sagement rectangulaires, mais avec des contours tracés à trait épais, et légèrement décalés, de sorte à ce que tous les bas de cases ne soient pas alignés. Lors des affrontements, Corben joue avec le lettrage, en dessinant des grosses lettres, avec un gros trait de contour, donnant une impression de bruitage de comics pour enfant, soulignant la dimension primaire des affrontements physiques. En outre, Corben joue avec la mise en page pendant les combats, déformant les contours de cases à base de ligne brisée, pour les rendre plus agressifs et accentuer la force des coups. Le lecteur a le choix d'y voir une forme de sarcasme vis-à-vis de ces séquences obligatoires dans le cadre d'un comics de superhéros, ou un commentaire tranché sur la brutalité primaire de cette forme de gestion de conflit, bestiale et ras les pâquerettes.


L'histoire de Brian Azzarello bénéficie donc d'une mise en images pleine de personnalité, avec un environnement urbain poisseux et oppressant, et un personnage principal massif et flegmatique. Le scénariste a concocté un polar dont il a le secret. La jeune Hope Dickens a été abattue par erreur, car c'était un autre qui était visé. Pour une raison qui apparaît au cours du récit, Luke Cage trouve une motivation très personnelle à réaliser cette enquête, et surtout à mener à son terme cette vengeance pour une personne qu'il n'a pas connue. Azzarello écrit un récit hardboiled : un individu pas forcément beaucoup plus intelligent les autres, qui confronte le crime dans la rue, qui côtoie des criminels dangereux, et qui tâtonne pour comprendre ce qui se trame dans ce quartier, pour découvrir l'enjeu qui fait monter la tension entre les différentes factions.


Il est difficile de résister à la nonchalance de Luke Cage. Même s'il patauge dans des affaires dont il ne saisit pas la nature, Luke Cage ne fonce pas dans le tas tête baissée. Le lecteur le regarde se rendre d'un endroit à un autre et papoter avec les uns à les autres, sans se battre, sans frapper, sans même se faire tirer dessus. Il se gratte la tête en voyant Cage accepter une petite enveloppe. Il ne peut pas anticiper ses réactions car il n'a pas accès à son flux de pensée et il parle tellement peu qu'il en devient mutique. Sa masse corporelle le rend incontournable et pourtant il ne fait pas grand-chose et il est très avare de mots. Il provoque les réactions des différentes factions par sa simple présence, en ne donnant l'impression que de réagir mollement aux déclarations des uns et des autres. Ce mode narratif donne une impression de détachement, et il revient au lecteur d'identifier ce qui constitue une information et d'assembler ces rares pièces. Pourtant, il peut devancer la révélation de ce qui se trame sans trop de difficultés, ce qui diminue un peu l'impact de l'intrigue, mais pas celui de l'ambiance.


À l'évidence l'appréciation du lecteur dépend fortement de ce qu'il attendait. S'il voulait un récit de superhéros avec un vocabulaire plus vulgaire et des pouvoirs plus brutaux, il ressort déçu du faible nombre d'affrontements (pourtant bien brutaux). S'il est venu pour Richard Corben en connaissance de cause, il se délecte de l'apparence de Luke Cage que l'artiste s'est totalement approprié et a emmené dans son univers graphique. S'il est venu pour Brian Azzarello, il découvre un vrai polar réalisé dans les règles de l'art, attestant d'un amour du genre, mais manquant d'un petit peu de densité dans l'intrigue. Entre un récit malin et un personnage principal à la forte présence, et au comportement mesuré, et un récit qui ne se refusent pas parce que Richard Corben ça ne se refuse pas (en toute mauvaise foi, en assumant une forme d'adoration de cet artiste).

Presence
9
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le 4 juil. 2020

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