Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2014. Elle a été réalisée par Éric Corbeyran pour le scénario et par Horne Perreard pour le dessin, l'encrage et les nuances de gris.


Toulon en janvier 1960, un monsieur se présente dans un pressing avec des draps encore pliés. L'employé s'en étonne car ils semblent parfaitement propres : il explique qu'il les a retrouvés dans une armoire et que lorsque la vague est passée, la boue s'est infiltrée partout. Les draps se trouvaient dans une armoire au premier étage et quand la vague a déferlé, elle a emporté tout ce qui se trouvait au rez-de-chaussée et inondé tout ce qui était à l'étage, mais personne n'est mort. À Fréjus dans le Var le 2 décembre 1959, tout le monde est confortablement installé dans son lit ou autour d'un dîner, devant son poste de radio ou la télé. À 21h13, le barrage cède libérant une vague de 60 mètres de haut. 50 millions de mètres cubes d'eau se déversent d'un seul coup dans la vallée, projetant des rochers, de la terre et des énormes blocs de béton, arrachant les arbres, anéantissant les habitations, emportant tout sur leur passage. Dix kilomètres séparent Fréjus du barrage. La vague met 25 minutes pour les parcourir avant de se jeter dans la mer. 450 personnes trouvent la mort cette nuit-là, dont près d'un tiers sont des enfants. Au matin on ne dénombre pas moins de 4.000 sinistrés. Aucune famille n'est épargnée. Tout le monde a perdu quelqu'un.


Georges Sénéquier est né en 1929 et il a eu 30 ans le 30 décembre 1959, le lendemain de la rupture du barrage. À l'époque, il était technicien de la Défense Nationale. Il travaillait à l'usine de torpilles de Saint Tropez. Il était également conseiller municipal depuis peu. Pour lui et toute l'équipe municipale, Malpasset a été leur baptême du feu. Il était revenu chez lui assez tard le 02 décembre 1959, sa fille de 4 ans dormait déjà. Après le dîner, il révisait ses cours pour un examen à passer, et il a entendu comme le bruit apporté par le mistral de dizaines de trains qui passaient en même temps. Après ce boucan, la lumière s'est éteinte, il n'y avait plus d'électricité. L'énorme grondement qu'ils entendaient avec sa femme était celui de l'eau qui déferlait. Leur maison était sur une butte que l'eau a contournée. Quand il est sorti après le passage de la vague, tout avait disparu autour de la butte, tout avait été emporté. En 1959, Simone Infantolino avait 12 ans, et elle vivait avec ses parents et ses deux frères dans la vallée du Reyran. Les deux frères avaient été punis et avaient dû aller se coucher. Son père dormait aussi épuisé par sa journée de travail. La maison abritait également un frère et une belle-sœur et leurs deux filles. À un moment donné, elle a entendu un bruit incroyable, énorme affreux et il s'est rapproché.


En choisissant cette bande dessinée, il est probable que le lecteur en connaisse déjà le sujet : le 2 décembre 1959, des précipitations intenses font monter l'eau de la retenue du barrage de Malpasset, au-dessus du niveau maximum, et entraîne sa rupture. Une vague de plusieurs millions de mètres cubes d'eau déferle vers la mer, s'abattant sur des habitations isolées et sur Fréjus. Les faits sont relatés en 5 pages en noir & blanc avec des nuances de gris, par des dessins en plan large (des cases de la largeur de la page) ne mettant en scène aucun être humain. Les cartouches de texte sont concis et factuels, apportant des informations très synthétiques. Le chapitre 1 commence en page 12, et le mode narratif change : au temps présent (2014 parution de l'ouvrage, ou un peu avant), un premier témoin (Georges Sénéquier, 30 ans au moment des faits) s'adresse à un interlocuteur, comme s'il s'adressait en direct au lecteur, et fait part de ses souvenirs de cette nuit-là. Tout l'ouvrage est conçu ainsi : sur la base d'entretiens, ou plutôt de recueil de souvenirs, sans que l'intervieweur ne pose de questions, sans son intervention. C'est donc un dispositif très particulier, reposant essentiellement sur des cadrages plan poitrine du témoin, parfois un peu plus larges, régulièrement plus serrés. Tout l'art de l'artiste est de donner vie à ces individus, par le biais des expressions de visage, de la posture, accompagnées occasionnellement d'un geste de la main. Horne Perreard s'en sort très bien. Par la force des choses, les témoins de l'époque ont maintenant tous dépassé les 60 ans. Les cadrages permettent de se focaliser sur leur visage, de voir le calme qui vient avec l'âge, mais aussi les émotions qui prennent le dessus accompagnant un souvenir particulier, une souffrance encore vivante. Le lecteur éprouve la sensation que ces survivants s'adressent directement à lui, qu'il les écoute assis à côté ou en face d'eux. Dans la postface, le scénariste explique qu'après avoir entendu ces différentes personnes, il ne pouvait plus simplement raconter les faits comme une reconstitution, que la parole de ces personnes devait primer sur tout. Cette façon de raconter s'avère parfaitement adaptée et le lecteur sent son cœur se serrer régulièrement.


Ce dispositif très rigoureux ne s'avère ni figé, ni pesant. Les auteurs ont également réalisé une sorte de prologue ou d'interlude pour chacun des 3 chapitres : le prologue montrant le barrage et le parcours de la vague, la présentation de Jean-Paul Vieu qui a réalisé les photographies de la catastrophe, la présentation d'Yvon Allamand adolescent et pompiste occasionnel à la station-service de son père. Ces passages font sens permettant d'élargir un peu le propos, avec des dessins qui semblent parfois un peu léger, mais qui donnent à voir une reconstitution historique soignée en particulier pour les voitures et les trains. Par ailleurs, les témoignages sont nombreux et les intervenants avaient des âges différents au moment de la catastrophe : Annie Brodin (8 ans), Pierre Trujillo (1 jour), Denise Laugier (13 ans), Michel Ruby (8 ans), Louis Infantolino (15 ans), Fernand Martini (artisan électricien), Daniel Castelli (11 ans), Huguette Epuron (31 ans), Alfred Bertini (30 ans, employé de mairie), Michèle Guillermin (14 ans, en pensionnat), Irène Jodar (19 ans, avec un fiancé). Au fil des propos, il revient plusieurs éléments communs comme le bruit de la vague titanesque ou la coupure d'électricité. Le choix de la narration n'étant pas une reconstitution ou une mise en situation, les auteurs font apparaître ces éléments communs par le biais d'une image, celles-ci pouvant se répéter lors d'un autre témoignage. Ainsi il apparaît des leitmotivs visuels comme une onomatopée pour le bruit de la vague, les phylactères vides, les couvertures, l'ampoule éteinte, le barrage rempli à ras-bord, les tuiles de toit, la locomotive, le pupitre vide, le panneau H pour Hôpital, l'arbre nu, le camion de pompier avec la grande échelle, les petites maisons de Monopoly.


S'intercalant avec les plans rapprochés des survivants et les leitmotivs visuels, les auteurs intègrent sporadiquement des cases représentant la situation : les arènes de Fréjus intactes, une tombe de deux frères morts dans l'inondation, des canisses, un hélicoptère survolant la retenue d'eau, une vue aérienne le lendemain de la catastrophe, des maisons en ruine, des rues recouvertes de boue, des ruines du barrage, un verger de pêchers, etc. En début du chapitre 2, Alfred Bertini explique quelques-unes des particularités du barrage et de sa construction. Dans le chapitre 3, Georges Sénéquier évoque la gestion de la crise dans les jours, les semaines et les mois qui ont suivi la rupture du barrage, toujours sous cette forme de témoignage lors d'un entretien. Ainsi, les auteurs apportent des éléments de contexte, revenant sur la construction du barrage, sur l'activité économique de la région, sur la prise en charge des sinistrés. Ils réalisent un ouvrage qui n'est pas une enquête, pas une reconstruction des faits, pas un reportage des décennies plus tard. Ils ont conçu un format qui donne la parole aux survivants, qui permet à la fois de prendre du recul, les années ayant passé, à la fois de faire passer le traumatisme inimaginable vécu par ces personnes. Cela constitue à la fois un devoir de mémoire, à la fois une forme de thérapie pour des individus marqués à vie. En creux se dessine des vies bouleversées par une catastrophe arbitraire, l'impossibilité pour certains de faire leur deuil, ainsi qu'une autre époque. Avec le recul, il apparaît par exemple qu'il n'y avait aucun dispositif d'accompagnement psychologique. Le lecteur a du mal à contenir ses émotions, que ce soit pour des souvenirs atroces (la jeune femme regardant depuis son balcon la vague engloutir des automobilistes qu'elle ne peut pas prévenir), ou incongrus (un homme sorti pour comprendre ce qui se passe et qui voit son voisin partir à la chasse). Il se dit que le plus horrible reste implicite : tous ces êtres humains qui sont morts dans des conditions effroyables.


Voilà un ouvrage qui ne ressemble à aucun autre. Dans un premier temps, le lecteur peut avoir des doutes a priori sur un ouvrage de plus sur le sujet, sur le format très austère en apparence de la narration. Il ne faut que quelques pages pour se rendre compte de l'incroyable intelligence émotionnelle et du respect total que représente ce mode de narratif relatant la parole des survivants. Tout aussi rapidement, ses réserves s'envolent quant aux dessins : l'artiste est totalement au service du projet, sachant insuffler de la vie et de l'émotion dans chaque témoin, avec une densité d'informations visuelles et d'interaction avec les mots, qu'un simple feuilletage ne permet pas de soupçonner. Une réussite extraordinaire.

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le 13 avr. 2021

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