On a beaucoup de chance si, une fois par décennie, apparaît une œuvre d'Art qui révolutionne totalement le domaine dans lequel elle s'inscrit... et qui en plus provoque chez le public une remise en question fondamentale, une éclosion de nouvelles interrogations et d'émotions, un émerveillement inédit. La possibilité d'un tel phénomène est d'ailleurs liée à la vitalité de cet Art, qui stimule encore la créativité de nouveaux artistes à la recherche d'autres formes d'expression, d'autres manières de communiquer ce qui bouillonne en eux et que les formes traditionnelles ne suffisent pas à transmettre.


Cette introduction, maladroite et un peu ronflante, nous semble nécessaire avant de parler de "Moi, ce que j'aime, c'est les Monstres (Première partie)", la BD de l'Américaine Emil Ferris, publiée en septembre de cette année, qui répète peu ou prou le tsunami provoqué à son époque par le "Maus" de Art Spiegelman : il y a tellement peu d'occasions dans une vie d'être confronté à cet ébahissement ("Ah ! Je n'aurais jamais pensé qu'on pouvait faire ça !", ou, mieux encore, "Oh ! Je ne croyais pas pouvoir réagir de cette manière-là en lisant un livre !")…


"Moi, ce que j'aime, c'est les Monstres" est le premier "roman graphique" - terme haïssable, mais qui finalement traduit bien ce qu'est ce (véritable) pavé de plus de 400 pages - d'une femme de 56 ans, dont la vie a basculé quand une méningo-encéphalite contractée par une piqure de moustique la réduisit, à 40 ans, à une handicapée condamnée à ne plus jamais marcher, ni même se servir de sa main droite alors qu'elle était illustratrice. Triomphe de la volonté ou triomphe de l'Art, Emil réapprit patiemment à dessiner, et produisit finalement cette œuvre impensable, colossale, qui la propulse aujourd'hui au sommet du Neuvième Art... et, on a très envie de dire, au sommet de la Littérature en général. Bien entendu, ce qui stupéfie quand on ouvre pour la première fois ce livre, c'est le foisonnement graphique inédit, et la beauté et la force qui se dégagent de ces pages noircies au crayon de papier ou coloriées au stylo à bille, avec une technique qui semble de prime abord "basique", "rudimentaire" : car qui d'entre nous n'a pas, par ennui, ainsi noircit des pages de cahiers d'école ou bien des calepins lors de réunions professionnelles interminables, de petits dessins… qui peu à peu ont envahi toute la page blanche, créant une sorte de représentation - souvent torturée - de notre esprit divagant ? Sauf qu'on est très vite happé par le mystère qui se dégage de ce mélange de monstres comme extraits de "pulp magazines" (dont des couvertures sont d'ailleurs régulièrement figurées ou reproduites…) et de portraits déchirants d'une humanité saisie dans ses activités quotidiennes comme dans les grands déchirements de l'histoire.


La manière la plus naturelle d'aborder une œuvre aussi impressionnante consiste sans doute à d'abord apprivoiser la crainte qu'elle fait naître en nous, en la parcourant, en se laissant entraîner par sa richesse graphique sans même tenter de se plonger dans le texte immense qui entoure, enserre, pénètre, souligne, déchire, naît à l'intérieur des images. Et puis, une fois familiarisés avec ce livre "monstrueux", d'attaquer la lecture "proprement dite". Pour vivre là un second choc : car ce qui distingue encore plus "Moi, ce que j'aime, c'est les Monstres", c'est tout bonnement l'incroyable qualité littéraire de cette histoire, qui se déploie sur deux époques - les années 60 dans un quartier populaire de Chicago, et les années 30 en Allemagne lors de la montée du Nazisme et l'éclatement de la seconde guerre mondiale -, et qui utilise tous les ressorts littéraires modernes. Si l'on peut imaginer - mais c'est peut-être faux - que la petite Karen Reyes, qui essaie d'échapper à la dureté de son existence de petite fille d'émigrés vivant au milieu de tensions sociales, familiales et intimes (comme ses interrogations sur son amour pour une autre petite fille) permanentes, en s'imaginant un avenir de monstre, est un portrait largement autobiographique de l'auteure, la manière dont Ferris enchâsse dans son récit le témoignage enregistré sur des cassettes d'une émigrée allemande mystérieusement assassinée fait appel aux mécanismes les plus subtils de la fiction littéraire.


Le récit d'Anka, jeune victime des perversions sexuelles et autres de véritables monstres (bien moins aimables et pittoresques que les vampires et les loups-garous des magazines et des films de Karen), puis avalée par la mécanique folle de l'Holocauste, devient, presque par surprise, le cœur ardent du livre, un nouveau témoignage insoutenable de l'existence du Mal absolu. Mais, bien sûr, c'est l'incroyable intelligence avec laquelle Ferris choisit ce qui peut être écrit et ce qui peut être dessiné, et ce qui doit être laissé à tout jamais à l'imagination du lecteur, qui élève "Moi, ce que j'aime, c'est les Monstres" bien au-dessus du commun de la littérature, BD ou autre, contemporaine.


Terminons en soulignant que, cerise sur le gâteau, le livre d'Emil Ferris est souvent brillamment drôle, ce qui rend sans doute supportable sa lecture : il y a littéralement des dizaines de phrases ou de paragraphes dont l'humour illumine - et rehausse - la profondeur d'un récit qui sait être tour à tour poétique, réaliste ou de temps à autre même psychanalytique. Et que la culture artistique de Ferris, qu'elle transmet ici comme un cadeau enchanté à Karen et à Anka, comme un talisman pour supporter l'horreur, permet régulièrement de "mettre en perspective" la laideur et la mesquinerie en rappelant - toujours à bon escient - les merveilles de la création humaine.


Mais nous en avons assez dit : à vous maintenant de vous plonger dans ce voyage incroyable qu'est la lecture de "Moi, ce que j'aime, c'est les Monstres" : vous n'en sortirez pas indemnes, vous en sortirez… meilleurs !


[Critique écrite en 2018]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2018/12/31/moi-ce-que-jaime-cest-les-monstres-chef-doeuvre-demil-ferris/

EricDebarnot
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le 31 déc. 2018

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Eric BBYoda

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