Katsuhiro Otomo, dont j'ai trop souvent écorché les œuvres - et avec des remords - serait-il, avec un complice aux dessins cette fois, plus à même de nous apporter un manga capable de transcender et occulter des tares que j'ai relevées par le passé ?
Car c'est un tandem qui est aux commandes avec Otomo au scénario. Sans vouloir faire offense à Takumi Nagayasu dont le trait est appréciable quoi que commun et daté pour cette époque, j'aurais autant aimé que les auteurs inversent les rôles. Parce qu'il faut le dire au risque de se rendre impopulaire, Katsuhiro Otomo, c'est un conteur de génie mais un scénariste pour le moins anecdotique.
Sa manière d'aborder le dessin, le paneling, le moindre plan, avec Dômu - dont l'essai sera consacré avec Akira - a vraiment tranché dans le paysage manga de l'époque. Il y a eu un avant et un après Otomo ; mais on parle alors de Katsuhiro Otomo le dessinateur. Car, Katsuhiro Otomo derrière le script, ça vaut Kazuo Koike aux dessins, c'est-à-dire bien peu de choses au final.
Quelques lecteurs égarés, des passionnés légitimes qui, après Akira, se rueraient sur Mother Sarah pour avoir lu le nom d'Otomo, ne pourraient qu'y trouver des motifs à se lamenter. Ce n'est pas que ce qui y est écrit est nécessairement mauvais, mais ça n'est clairement pas à la hauteur du nom affiché sur la jaquette. Il y a comme qui dirait un semblant de tromperie sur la marchandise.
Mother Sarah, déjà, arrive deux ans après que Hokuto no Ken se soit achevé. L'intrigue y est certes ici plus dense - pas pour le meilleur - mais il n'est simplement pas possible de faire l'impasse sur le cadre du récit. Un univers post-apocalyptique désertique popularisé par le deuxième Mad Max, même remanié, souffrira immanquablement de la comparaison à ce qui se veut une figure de référence. D'autant plus si le personnage principal est une caïd qui lave l'injustice partout sur son passage à coups de pieds au cul.
Non, décidément, Katsuhiro Otomo n'a pas su ici créer un récit franchement trépident. Du talent, il en a en des domaines donnés ; dans des domaines dont il n'a pas fait usage ici. Ne venez pas lire du Katsuhiro Otomo en espérant vous imprégner ne serait-ce que d'un ersatz de ce qui fait de lui un auteur renommé. Pas à moins de rechercher une cuisante déception.
Les dessins font néanmoins honneur à Otomo. On s'étouffe immédiatement devant la moindre composition graphique qui passe. La base orbitale fourmille de ces détails d'un genre hélas révolu où le côté industriel savait être magnifié jusqu'aux plus ultimes excès. Une parenthèse graphique qu'on situe à la jonction de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Une parenthèse qui avait par ailleurs été en grande partie initiée par Katsuhiro Otomo. La vertu rend ici hommage à la vertu.
En plus des références manga, la science-fiction au cinéma y aura aussi ses accès, et pas seulement pour ce qui se rapporte au post-apo. Des plans qui rappellent ceux de Soleil Vert, il y en a. L'inspiration cinématographique est autrement plus patente que celle d'autres mangas. Otomo, si on s'attarde finalement sur son style, est un cinéaste avant d'être un mangaka, le succès de son œuvre phare en témoigne éloquemment.
Pour ce qui est de la narration, le début de Mother Sarah est volontairement confus et pour cette raison, m'aura rappelé Total Recall. Ce manga est décidément fait de références graphiques, scénaristiques et scénographiques renvoyant à la SF américaine de cette époque au cinéma. Or, en ce qui me concerne, les références, je préfère les deviner péniblement que d'avoir le sentiment que celles-ci me sautent presque à la gorge.
L'écriture d'Otomo, déjà, chagrine. Les personnages sont assez plats et c'est une récurrence dans les œuvres du maître. Chacun, parmi eux, est tributaire de résolutions dont les détails sont inscrits en traits gras sur leur visage ; leur personnalité a fini de s'affirmer avec le dessin qui les compose. C'est évidemment un Seinen, les personnages y sont par conséquent un peu plus épais que dans un Shônen ; mais il n'y en a pas un pour s'illustrer par son originalité ou un semblant de profondeur.
Et ce récit, qui déjà n'est pas très engageant sur le menu, est en plus servi sur son lit de facilités scénaristiques pour mieux lui tracer son parcours. Mother Sarah - le personnage - a en effet beaucoup de chances entre les armes qui s'enraillent, les tirs de balles qui visent précisément sa prothèse mammaire métallique - plusieurs fois qui plus est -, son parfum qui rappelle l'odeur de la mère d'un ennemi, les soldats qui se retournent contre leur tyran au terme d'une rébellion qui advient pile au moment où Sarah est sur le point d'être exécutée... Les circonstances, sans cesse, lui sauvent la peau. Son sens de l'ingéniosité est à reléguer au second plan.
D'autant que c'est vraiment Hokuto no Ken dans le principe. Elle va vers une ville dans le désert, résout les problèmes locaux puis reprend son périple pour retrouver Julia... euh, ses enfants. Les intrigues sont mieux ficelées que pour un Shônen, mais de ce Shônen-ci, ça s'en sera abondamment inspiré. Et quand bien même le scénario emprunterait ici un chemin plus controuvé que pour Hokuto no Ken, cela ne signifie pas nécessairement qu'il lui est préférable. La simplicité vaut parfois mieux que tous les détours alambiqués qui soient.
Pas de dessins tape-à-l'œil, les décors sont joliment fournis, avec le lot d'architectures industrielles superbement représentées. Les visages sont finalement très simples mais savent se distinguer des autres sans jamais trop avoir à en faire niveau design. Et c'est à ce genre de considérations que j'en viens à penser que Katsuhiro Otomo a justement porté son dévolu sur Takumi Nagayasu parce que son style se rapprochait du sien. Il y a des similitudes, mais même un virtuose ne saurait jamais valoir le talent d'un compositeur de génie. Nagayasu sait reproduire, mais ne sait pas créer.
Malgré tous ces prétextes à bouder son plaisir, on retrouve quand même quelques petits morceaux d'écriture à mâchouiller. Notamment ce chouette antagonisme entre Epoch, le parti «progressiste» et Mother Earth et sa doctrine «réactionnaires». Ils ont beau s'entre-déchirer durant un lendemain de fin du monde difficile, ils sont moins extrémistes et tranchés que par chez nous aujourd'hui.
Puis, finalement, au gré des courtes aventures qui se succèdent d'un volume à l'autre, on se laisse tranquillement transporter par l'intrigue en cours. Tout y est bien rythmé et, si aucun des scénarios que je lis ici n'a pas déjà été écrit ailleurs, il s'agence et s'exécute dans une mise en scène telle qu'on ne peut finalement qu'apprécier le voyage. Mais on ne peut s'empêcher de voir les parentés quasi-fusionnelles entre Mother Sarah et Hokuto no Ken. Le fait qu'elle soit charpentée comme Kenshirô n'aide pas à ne pas percevoir l'évidence même. Avec Mother Sarah, on voyage dans un nouveau véhicule pour emprunter un itinéraire dont nous connaissons déjà le paysage par cœur.
Le passé de Sarah - et c'est à mettre à son actif - est tout de même assez atroce pour valoir une mention «plus» au label Hokuto no Ken.
Les antagonistes principaux, et c'en est épuisant à la longue, sont toujours des gros cons jusqu'au-boutistes, chacun dans un registre qui lui est propre. Vraiment...., au risque d'insister, c'est difficile de faire la différence avec Hokuto no Ken. Raoh avait plus d'envergure que chacun de ces ectoplasmes à la plastique sournoise que j'ai vu ici ; ceux-ci ayant toujours pour seul dessein de se montrer désobligeants et mesquins pour la finalité de l'être.
Et puis, Mother Sarah marche, elle avance, mais on ne sait finalement pas où elle va. Ça navigue à vue au bord d'un récif ; gare au naufrage. Parce que le coup des nonnes qui survivent à l'explosion en chaîne des mines anti-char et, à partir desquelles jaillit un arc-en-ciel, j'ai un peu de mal. Quand on se sent mystique à un moment donné dans son œuvre, vaut mieux avoir déjà laissé quelques traces de surnaturel pour préparer le terrain. Que ça n'ait pas l'air de venir de nulle part pour n'avoir plus tard aucune incidence.
«Il y a eu un miracle, c'est comme ça, passons à autre chose.», voilà comment l'intrigue nous présente la bagatelle. Excusez si je tousse.
Sinon... on fait aussi l'impasse sur le fait qu'un gosse avait des pouvoirs psychiques ? Bon. D'accord. J'insiste pas dans ce cas. On dira que c'est Otomo qui a pas pu s'en empêcher. C'est comme une habitude chez lui. Mais là encore... rebondir sur ce point pour ne pas l'oublier le reste du temps, ça aurait aussi été appréciable pour ne pas dire nécessaire.
Il y a des improvisations, Mother Sarah, trop souvent, s'accepte comme une sorte d'œuvre fourre-tout dans lequel on met l'idée d'un instant pour ne jamais l'exploiter avant de passer à une autre. L'écriture y est pour le moins expérimental.
Et puis, les miracles, quand le Très-Haut en gratifie, c'est ici par rafales entières. Parce qu'après dix ans sans trouver une piste sur ses enfants, Sarah remplit le tiercé gagnant coup sur coup et les retrouvant l'un après l'autre avec le père en prime. C'est à rajouter à la longue liste des coups de chance de Mother Sarah. Des coups de chance néanmoins tempérés par le sort de quelques personnages, j'admets.
Dire qu'on aura même droit au coup des bandits au grand cœur qui interfèrent dans les pourparlers entre Epoch et Mother Earth comme si de rien n'était, sans résistance en face. La fleur au fusil, ils arrivent pour délivrer la Vérité même dont les archives ont été extirpées d'on ne sait où. Avec en plus le discours sur le partage équitable des richesses. Et pourquoi pas le tri des déchets ?
Je vous fais grâce de mes commentaires politiques, j'ai comme qui dirait une liste qui préfigure ce que je peux penser de tout ça.
Mother Sarah, c'est un mélange entre Eden - It's an Endless World que l'œuvre a sans doute contribué à inspirer et Ghost in the Shell. Mais en plus intelligible. C'est d'ailleurs le seul attrait à mettre à son crédit.
Et le tout n'aboutira qu'à une fin qui ne laisse derrière elle qu'une demi molle alors que tout est résolu trop simplement avec une ouverture mièvre et convenue sur l'avenir. C'est pas que c'est une mauvaise fin, c'est que de fin, ça n'en est tout simplement pas une. Ou plutôt, que cette fin est survenue trop tard. Elle ne m'aura pas déçu en ce sens que je n'attendais plus rien du manga.
Pire que mauvais, je dirais que Mother Sarah, c'est moyen. Il n'y a dans l'œuvre ni audace, ni nouveauté (Otomo était pourtant coutumier en matière d'innovations révolutionnaires) ni même de l'intensité ou de l'émotion. Il n'y a pas non plus de carences assez béantes pour la descendre en règle. Ni paradisiaque ou infernale dans son essence, l'œuvre flotte dans les limbes de l'indifférence d'un lecteur qui aura beaucoup de mal à être marqué par elle durablement.