C'est compliqué, de s'en prendre à une légende. D'autant plus quand on l'a véritablement aimée. Mais il est de toute justice d'être critique sur un manga qui tend le bâton pour se faire battre.
Le postulat me plaisait, sans être novateur. Des pirates dans un monde habité par d'étranges pouvoirs prennent la mer à la recherche du One Piece, un trésor inconnu, et composent leur équipage au fur et à mesure de leurs péripéties. Ça sentait l'aventure, le merveilleux, c'était le grand large qui tendait ses bras pour nous enjoindre à aimer cette bande d'amis loufoques. L'auteur n'a jamais cherché la moindre complexité: et de cette simplicité découlait un plaisir sincère à la lecture. Au début, du moins. Quand la pourriture s'immisce, on est censé s'en débarrasser, mais Eiichiro Oda a préféré la laisser s'incruster jusqu'à ce qu'elle devienne la composante même des pages.
One Piece, dans son être même, a toujours été une ode à la liberté. Chaque membre de l'équipage était retenu par quelque chose: Nami son contrat avec Arlong, Sanji par sa reconnaissance envers Zeff, Franky se voyait comme responsable de la Family. Luffy fait office de libérateur: il règle les problèmes, et ouvre les yeux et les cœurs sur leur véritable désir de prendre la mer. De même dans les trames narratives: bien souvent, il sera le héros qui libèrera les peuples des dictateurs. La liberté est bien souvent abordée dans les mangas, et celui-ci le fait sans chercher la philosophie.
La force première de One Piece, c'était son humour. Ça s'incarne par un dessin amusant, des personnages aux apparences abracadabrantes, des runnings-gags pas vraiment surprenants mais qui me tiraient toujours un reniflement amusé. J'en cite Chopper qui appelle un médecin quand quelqu'un se blesse avant de soudainement se rappeler que c'est lui, Nami toujours à l'affut d'un moyen de se faire de l'argent, la stupidité la plus élémentaire de Luffy. Si le manga est parfaitement prévisible sur l'ensemble de son arc, en revanche le déroulement des évènements peut à tout moment être perturbé par la plus improbable des situations. Le plafond peut s'effondrer sous le poids d'une girafe surgie de nulle part, un squelette parlant rencontré dans la minute peut accepter l'irréfléchie proposition de Luffy de rentrer dans l'équipage, de mignons petits oiseaux surgiront de l'arme de Nami au lieu du déchaînement annoncé par la narration.
Enfin, ça, c'était le début. Pour moi, la cassure déplorée par une partie de la communauté se situe à l'ellipse. Les arcs qui se situent au-delà ne sont plus que les misérables copiés-collés des premiers, mais sans le côté hilarant de ceux-ci. La fin d'Alabasta est poignante: Vivi qui hurle qu'ils se reverront, l'équipage tout entier qui lève le bras en signe de ralliement, le tout après de véritables duels qui font progresser les Mugiwara et un déroulement maîtrisé. J'étais absolument séduite. Dressrosa, en revanche, j'étais ravie d'enfin quitter ces infâmes nains et ces secondaires dont je ne retiendrai jamais le nom.
Personnellement, j'ai tendance à dire que les arcs n'ont jamais vraiment variés: nous avons toujours lu la même histoire d'îles menacées, de princesses qui appellent à l'aide, de tyrans à faire tomber et de peuples reconnaissants. Mais au bout de 100 tomes, la recette s'épuise, et l'auteur a beau vaguement inclure de nouveaux éléments (comme la cage à oiseau à Dressrosa), ça ne me suffit tout simplement plus.
L'humour même a perdu sa sincérité: tous sont bloqués sur le même dialogue en espérant raviver les premiers rires des lecteurs, et ne font que s'agiter en singeant la convivialité et l'ambiance que je chérissais autrefois. Car One Piece, c'était son équipage. Leurs interactions. Leur union et leurs rires. Leur loyauté les uns envers les autres. Les petites scènes sans importance entre deux arcs, destinées à la détente, sont finalement mémorables, car c'était là que ce qui fait la valeur du manga s'exprimait réellement.
Oubliez ça après l'ellipse. Les membres les moins forts durant les combats seront effacés au profit de Sanji, Zoro et Luffy, le Monster Trio. Je peux l'accepter, à condition qu'ils brillent autrement: après tout, Nami était bien mise en valeur quand il fallait gérer la navigation du navire, Chopper est premièrement un médecin, ou Robin pourrait faire avancer l'intrigue autour du Siècle Oublié grâce à ses connaissances archéologiques. Ce qui ne sera pas le cas. Brook apparaîtra entre deux cases pour dire qu'il veut voir une culotte, Usopp tremblera en arrière-plan, et Nami ne brillera guère plus que par ses seins.
Le pire étant pour moi l'arc de Wa: ensevelis sous une cohorte de personnages secondaires impersonnels, le duel de chaque Mugiwara sera centré sur trois chapitres en moyenne. Soi, la même longueur que dans les arcs du début: sauf que celui de Wa dure 148 chapitres. 148! Qu'est-ce qui justifie une telle longueur, comparé à par exemple, Alabasta et ses 63 chapitres? Je vais vous dévoiler le secret d'Oda: des personnages en train de courir dans tous les sens, les Fourreaux Rouges qui pleurent en invoquant le nom d'Oden, l'incendie qui progresse, Momonosuke qui essaie de faire preuve de courage.
Et la mort de Kaido... mais quel foutage de gueule. Sa force aura été respectée, pas de débat là-dessus: il a affronté la Génération Terrible, les Fourreaux Rouges, Luffy en plusieurs rounds, Yamato en 1v1, et j'en passe, tous à la suite et sans sourciller. De quoi épuiser l'imagination de l'auteur: comment, après tout ça, donner une fin éclatante à un tel monstre? Oda a, encore une fois, la solution: un poing inter-galactique de Luffy. Bourré de Haki, le pouvoir de l'amitié en action, et le dragon s'effondre. L'excès, certes, a toujours été une composante de la série: il n'a pas attendu Wa pour sortir de giga coups de poings. Mais là, c'était au-delà de toute mesure.
En revanche, que ce soit avant ou après ellipse, il y a un point que même ses détracteurs doivent reconnaître: la formidable richesse de l'univers. Le nombre d'île, de personnages, d'organisations, de décors, est hallucinant: d'ailleurs, même en 1100 chapitres (au moment où j'écris), l'auteur ne les aura pas tous abordés. J'ai particulièrement admiré le décor de l'archipel de Sabaody (même si c'est hélas là que commencera la déchéance) et la magnifique Water Seven.
Au crédit de l'auteur, je juge sans connaître la fin. Je pense qu'il est trop tard pour croire à un twist épatant qui me fera revenir sur mes paroles sévères, mais l'espoir est possible jusqu'au dernier chapitre. Un jour, j'aimerais revenir sur cette critique et pouvoir porter un avis complet. Enfin, quand on saura ce qu'est le One Piece.