Que mille Joe Sacco naissent !
J'ai eu un sacré coup de coeur pour cette BD. De Sacco, je connaissais "Gaza 1956", "Gorazde" et "Reportages". J'étais assez fan et je me suis dit que ce serait intéressant de me pencher sur sa première oeuvre, au risque d'être déçu par un travail moins abouti et moins léché.
Mais en fait, c'est bien là toute la force de "Palestine". Sacco est encore un amateur, il prend des rendez-vous, il se balade, il rencontre des gens par hasard, il a peur, il est lâche, il est courageux, il est curieux, il est lassé mais il essaye tant bien que mal (et plutôt bien) de faire son boulot de journaliste et sait capter ce qu'il faut quand il le faut. Il raconte ce qu'il voit et ce qu'il entend sans complaisance, avec une certaine objectivité mais sans prendre l'option d'une neutralité castratrice. Sacco est pro-palestinien, il le revendique, mais il est aussi un Occidental, ce qui le rapproche des Israéliens. Tout l'intérêt de cette BD repose aussi sur cette tension. Pour le lecteur issu des classes moyennes européennes ou nord-américaines, l'identification marche à fond.
Et puis, il reste le point fort habituel de ses BD : l'immersion. Sacco vit parmi les Palestinien, partage un temps leur quotidien, apprend leurs codes, leurs habitudes et nous restitue cette expérience avec empathie mais sans pathos. Il me paraît aujourd'hui évident que la BD rend bien mieux ce type d'expérience qu'un simple article. Les témoignages gagnent un pouvoir d'évocation qu'il n'auront jamais dans un texte accompagné de quelques photos et on prend conscience de la tragédie quotidienne que vivent les Palestiniens mais aussi de la complexité de la situation, de la vision qu'ils ont du processus de paix et des tensions qui existent dans la société palestinienne. La qualité du dessin, foisonnant, fourmilant de détails, parfois drôle, n'est pas étrangère à cette puissance d'évocation. Le choix de continuer à traiter l'auteur comme un personnage de cartoon alors qu'au fil de la BD le trait se fait réaliste pour tous les autres personnages permet de marquer le décalage entre le journaliste et les Palestiniens. Joe Sacco est le seul personnage réellement comique car il est aussi le seul à pouvoir se payer le luxe de la légèreté.
S'il n'y a qu'une BD à lire sur le conflit israélo-palestinien, c'est celle là, plutôt que "Jérusalem" de Delisle, qui est bonne également, mais trop dépolitisée par obsession de la neutralité et nettement moins immersive. En tout cas, cette oeuvre achève de me convaincre de la puissance du journalisme en BD.