Avant de commencer, courts moments d’égocentrisme : j’ai décidé, en 2016, qu’un bon nombre des films que je verrais et des livres que je lirais seraient des histoires de zombies ; disons que la résolution sans faire long feu, n’a pas été plus beaucoup plus féconde que la plupart des résolutions de Nouvel An. Et j’étais « esthétiquement et intellectuellement allergique aux comic books en général » (1) avant de lire Walking Dead. Disons que je suis devenu tolérant au sens médical du terme : je ne développe pas plus d’allergie aux comics qu’aux avocats, ça ne m’empêche pas de ne pas m’enthousiasmer à la perspective de manger du guacamole sans accompagnement. Clairement, Walking Dead n’était pas pour me faire changer d’avis.
Par ailleurs la bande dessinée, plus que la littérature, incite volontiers à revenir sur ses traces, la sortie d’un album d’une série fournissant un prétexte à relecture – s’il en fallait un. (De même la sortie d’une saison de série télévisée.) C’est encore plus net quand une série court depuis une douzaine d’années, ce que permet en théorie l’intrigue illimitée dans le temps de Walking Dead, et en pratique son succès absolu. Profitons donc de la sortie du *x + 1-*ième tome pour critiquer les x premiers…
Rétrospectivement, Passé décomposé n’est pas si mauvais qu’à la première lecture. Disons qu’il faut avoir pris le pli en matière de ce qu’on appellera, faute de mieux, sensibilité états-unienne… On parle d’un pays qui sur ses billets de banque a remplacé « E pluribus unum » par « In God We Trust », et dont la devise éternelle pourrait être « Famille, propriété, armes à feu ». Ne pas s’étonner, donc, qu’en pleine apocalypse zombie le premier scrupule du bon père de famille soit de préciser à son voisin flic qu’il prend soin de la maison où son fils et lui se sont réfugiés, et que la réponse dudit flic soit : « Tant que vous ne vous battez pas pour la propriété » (p. 19)…
De même, on expliquera par cette sensibilité le caractère disproportionné que prend, dans un contexte où l’enjeu est l’extinction de l’espèce, l’intrigue sentimentale qui se dénouera à la fin du volume. De façon récurrente dans Walking Dead, la sphère privée se mêle au destin de l’humanité : il ne faudrait pas imaginer que cela soit un pur choix scénaristique – ou, disons, pas davantage que la blondeur de l’héroïne dans Tristan et Iseut de Béroul : il est naturel au Moyen Âge qu’une belle femme soit blonde, comme il est naturel, dans notre société postindustrielle occidentale que l’unité et la stabilité familiales soient des enjeux centraux dans une œuvre populaire.
À moins de lire Walking Dead comme un pur divertissement – ce qui n’est pas impossible du tout, et encore moins condamnable, mais pas compatible avec mon approche de la fiction –, on gardera tout ceci dans un coin de la tête, sans quoi les notions de vraisemblance, de cohérence et de psychologie risqueraient d’être faussées. Il n’est pas anodin non plus que le volume se termine sur un meurtre inaugural, quoique la portée en soit affaiblie par la pauvreté de la conversation-poncif qui lui succède. Visuellement, l’album alterne entre le très moyen – les visages : une ou deux mimiques au plus par personnage, d’où une impression de galerie de portraits figés et grimaçants – et l’intéressant, lorsque Tony Moore propose un vrai travail sur l’alternance des largeurs de plans, sur le silence ou sur le rythme – voir les pages 54 ou 131. La construction visuelle du récit ne se contente pas du procédé classique de la dernière-case-qui-donne-envie-de-tourner-la-page.
Pour le reste, Passé décomposé est efficace. Si la tension croît lentement, il y a très peu de temps morts, compte tenu des contraintes que pose n’importe quel épisode inaugural de n’importe quel feuilleton en termes d’exposition. Exposition qui est menée rondement, même si la présentation des personnages n’évite pas les facilités – la visite du camp de Rick guidé par Shane, le passé raconté au coin du feu, les bribes de confessions de toutes sortes… Il se passe beaucoup de choses dans ce premier volume, et ce n’est pas un hasard si dans les grandes lignes, il faudra toute la première saison de la série télévisée pour en arriver au même point. Les grands enjeux sont posés : la famille donc, et plus généralement la cohésion, la survie évidemment, et les règles claires : n’importe qui peut mourir n’importe quand, et les zombies ne sont pas les plus à craindre.
(1) Oui, je m’auto-cite, ça me permet de caser un lien vers ma critique de la série.
Critique du volume 2 ici.