Certes, 2020 ne sera pas l’année qui nous laissera les meilleurs souvenirs, mais elle aura eu ses petits moments de grâce, avec des œuvres sorties en cette annus horribilis qui ont dissipé la grisaille. Pour un temps.
Peau d’homme fait partie de ces beaux intermèdes sortis en 2020, à la fois simple et élégant mais aussi très contemporain derrière son cadre médiéval. La bande dessinée est un succès public et critique, remportant les plus prestigieuses récompenses françaises consacrées au 9ième art.
Elle représente l’apogée d’une collaboration régulière entre le scénariste Hubert et le dessinateur Zanzim, même si ce sera hélas la dernière. Hubert s’étant suicidé avant sa sortie.
La réussite de l’œuvre tient en sa force de conte, à la fois magique, utilisant doucement un certain surnaturel, mais aussi sociétal, en évoquant les droits des femmes, et de manière plus générale les vertus de la tolérance face à toute tentative d’obscurantisme ou de conservatisme moral.
Bianca est l’héroïne, une jeune femme promise à Giovanni, un jeune homme dont elle ne sait rien, comme le veulent les usages des grandes familles de la Renaissance en Italie. Sa tante lui propose pour l’aider à surmonter ses inquiétudes un accessoire transmis depuis des générations, une peau d’homme, baptisée Lorenzo. Une fois revêtue, Bianca est un homme sous toutes les coutures, même si cela s’apprend, il faut veiller à son allure et son comportement.
Dans cette peau, Bianca/Lorenzo découvre que son promis mène une double vie, car il aime les hommes, il s’encanaille dans les endroits où lui et ses semblables peuvent se retrouver. Lorenzo s’abandonne à cette vie, et entre lui et Giovanni naît une belle histoire d’amour, belle et pure, mais aussi fragile.
Car cette histoire d’amour concerne Lorenzo, pas Bianca, qui aimerait que son mari l’aime pour qui elle est, en tant que femme, mais qui ne peut pas se résoudre à quitter cet amour qu’elle connaît sous cette autre enveloppe charnelle. La situation sera encore plus difficile au fur et à mesure que le temps avancera, et que le mariage sera proclamé.
Cette fragilité provient aussi d’une autre découverte, qu’en tant qu’homme les regards sont différents, les possibilités aussi. Ce qui est permis à l’homme ne l’est pas à la femme. Et que la réputation d’une femme est le bien d’une famille, pas de la personne. Même Giovanni, pourtant dans une situation délicate en tant qu’homosexuel, qui pourrait être plus ouvert aux discours de tolérance, ne fait que propager les idées reçues et sexistes. Il est d’autant plus difficile de pouvoir concilier toutes les envies des uns et des autres que le frère de Bianca, religieux prédicateur et tourmenté, commence à instaurer un régime de terreur et d’interdits moraux et sexuels.
Peau d’homme est une œuvre d’une belle justesse, car si ce qu’elle évoque a un cadre passé, cette Renaissance italienne, son discours a un sens moderne, abordant différentes thématiques qui seront parfois simplement esquissées, mais qui offrent un portrait saisissant de la femme. Et surtout de ce qu’il est attendu d’elle, en tant que fille, que femme ou mère, que ce soit par la famille, le mari, l’entourage ou la religion et autre structure morale. Un corset aux faux arguments, aux mauvais exemples, même si les personnes concernées ne s’en rendent pas forcément compte, pour l’empêcher de penser et de vivre par elle-même.
L’album le fait avec moquerie, mais aussi avec quelques pointes de colère, mais l’ensemble reste joyeux, vivant et finalement assez humain. Certains passages plus sombres seront remplacés par une volonté d’affirmation et de tolérance , le tout est très positif. Au point d’ailleurs que la fin pourrait apparaître un peu trop naïve, exagérée, d’autant que si la bande dessinée suivait un rythme assez soutenu mais plaisant, son accélération vers la fin précipite un peu trop la conclusion attendue. Mais c’est la responsabilité du conteur de terminer par « et ils vécurent heureux », reste à déterminer comment et avec qui.
Zanzim aux crayons participe à cette ambiance assez positive mais contrastée. Les décors médiévaux sont ressemblants, mais n’ont guère plus d’importance. Ce sont les personnages qui sont au centre, dessinés de main gracile, certains avec une fougue de vivre, avec la stylisation suffisante pour évoquer le conte de fée ou le dessin animé, dans de beaux éclats de couleurs.
Cette quête initiatique de Bianca nous offre une belle histoire, d’une jeune fille à une femme qui apprend à aimer et à s’opposer à ce qu’on attend d’elle. Un personnage attachant et fort, à l’image aussi de Giovanni, mais utilisé de façon intelligent, dans un album aux nombreuses idées et avec du fonds. La critique sociale est évidente, mais présentée de belle manière, sans hargne, sans militantisme agressif, avec une certaine délicatesse mais aussi une belle joie de vivre, de croquer la vie à pleine dents, malgré les pépins. Un hymne à la tolérance et à l’amour, en prenant la nécessaire distance face à toute convention sociale, face à tout discours accusateur, face à tout désir de rabaisser l’autre.