Bien avant que je la lise, c'est la remarquable couverture de cette BD qui m'a d'abord marqué: les visages des deux protagonistes s'y superposent et s'y opposent à la fois. Et ce qui m'a donné envie de la lire, c'est la référence qu'y fait Carali dans le tome 1 de sa savoureuse autobiographie, "Odeur de brûlé". Ce n'est pas un hasard: "Pourquoi j'ai tué Pierre" est également autobiographique, et Paul Carali est le père d'Olivier Ka !
Si les différents épisodes de l'album s'étalent sur une trentaine d'années, la part la plus importante trace une chronique assez juste des années 70, une époque bien particulière où l'on chahute les tabous, où l'on se baigne tout nu, adultes comme enfants, où la convivialité est un mode de vie, où l'on a des aventures extra-conjugales parce qu'on est "libéré", où un curé peut être un gros barbudos jovial qui joue de la guitare. Lequel organise des colos, auxquelles le jeune Olivier participera plusieurs fois. Ce qu'il y subira de la part de Pierre, une certaine nuit, aurait jadis pu passer pour "pas grand-chose"... Mais Olivier Ka montre à quel point ce qu'il faut bien désigner comme une agression sexuelle a eu un impact destructeur sur lui ! Prendre un enfant au sérieux, ce n'est pas faire comme s'il était adulte, mais c'est ce que fait Pierre dans cette époque confuse où les limites deviennent floues. La "libération" des mœurs a ainsi parfois des conséquences dramatiques. La mère d'Olivier Ka finira par se lasser des multiples infidélités de son mari, et le couple comme la famille voleront en morceaux !
Olivier Ka montre très bien comment se met en place l'emprise de Pierre, le bon copain aimé et estimé, qui devient peu à peu un ogre. La réussite de l'album tient en partie à ce que l'auteur n'en fait pas un monstre, montrant tout le côté sympathique du personnage, qui ne semble pas tisser sa toile consciemment et réaliser les conséquences de ses actes. Il n'en est pas moins coupable.
Olivier Ka a confié, dans tous les sens du mot, son histoire à son ami Alfred, qui a été totalement à la hauteur du projet. "Pourquoi j'ai tué Pierre" est aussi le récit d'une enfance plutôt heureuse, de moments agréables, sublimés par les couleurs vives d'Henri Meunier. Tout cela est très subtil, car, à d'autres moments, plus dramatiques, les personnages deviennent des caricatures hideuses, le récit prend des allures de cauchemar, le trait noir sature l'image, ou se fait chancelant et torturé comme l'esprit d'Olivier, que la colère et le malaise manquent faire éclater. On n'est alors pas très loin de ce que Larcenet a pu faire de plus sombre ("Dallas cow-boy", "Blast").
Olivier Ka s'en sortira en mettant par écrit ce qu'il a vécu et ressenti. Et en retrouvant Pierre, devenu un vieil homme affaibli. Pas pour se venger, pas pour lui hurler sa colère. Seulement pour le mettre face à ses actes; on peut dire aussi: lui mettre le nez dans sa m....
"Pourquoi j'ai tué Pierre", que j'ai lu d'une traite, est ainsi une œuvre poignante, captivante, parfois sinistre, finalement revigorante car nous montrant, comme d'autres BD autobiographiques ("Persépolis", "L'Arabe du futur", "Odeur de brûlé",...), le parcours d'un être qui est parvenu à dépasser (mais pas à oublier) des drames qui auraient pu le détruire de l'intérieur.