Perceurs de kystes en cuir rouge
Ça démarre comme un polar fantastique assez gothique (présence de rites bizarres : les assassinés de service sont régulièrement retrouvés avec une aiguille enfoncée derrière l’oreille droite, aiguille qui a opportunément percé un kyste que tous les macchabées ont exactement à cet endroit-là, ce qui est surprenant tout de même). Pendant tout l’album, les motifs de ces assassinats ne sont pas éclaircis. Visiblement obsédés par un projet éradicateur, les meurtriers répètent sans relâche à leurs victimes « Que ton règne s’achève », ce qui n’est pas super clair, mais constitue le symétrique un rien blasphématoire du « Que votre règne arrive » du « Notre Père » chrétien.
Les assassins ? Ce sont les beaux musclés sur la couverture : le mec, pétant de gonflette au niveau de ses pectoraux d’acier, et pourvu d’une barre de chocolat super bien moulée sur le reste du bide. Et la nana, aux fins sourcils en plongée concertée vers le petit nez coquin, harnachée d’un bustier-présentoir de mamelles, qui s’effile en string tendu dans l’entrejambe. Le look de ces « frère et sœur » devrait éveiller les soupçons du lecteur : cuir rouge moulant, regard froid et implacable, fronces romantiques en jabot sur la chemise du mec (quand il en porte une...). Erotisme, vengeance, romantisme...
Nos agités du crevage de kystes sont traqués par la police, en particulier par une fliquette aux cheveux courts, qui, après avoir partagé ses nuits avec un gros lourd, se fait inviter par son collègue Spiaggi chez sa Maman. La vie intime de cette fliquette, Vicky Lenore, fait contrepoint avec la traque des fétichistes du cuir rouge. Histoire d’enraciner le récit dans un certain réalisme, probablement, car les artistes du plantage d’aiguille oculaire font preuve de performances physiques un peu spidermaniennes, et leurs mets de prédilection sont très très carnés. Mais pas une fois le mot « vampire » n’apparaît dans l’album.
Les habitudes scénaristiques de Jean Dufaux s’identifient sans peine dans ce premier épisode : l’action se situe aux Etats-Unis ; références culturelles plutôt élitistes (films : « I walked with a Zombie », « The Mask of Dijon », « West of Zanzibar », cités page 20 ; allusion assez artificiellement introduite à Zelda Fitzgerald pages 45 et 46). Surtout, Dufaux conserve ici son penchant pour les récitatifs censés explorer la subjectivité de certains personnages ; un bel exemple lors de la nuit de Lenore (pages 18 à 20) ; un autre de ses procédés, commun dans les comics, est d’accompagner une image par des récitatifs de réflexion d’un personnage qui n’a rien à voir avec ce qui est représenté dans la vignette, mais qui interviendra plus tard. Il est important alors que, lors de l’apparition véritable du personnage en question, ses réflexions soient suffisamment identiques à celles qui sont antérieurement apparues, afin que le lecteur les reconnaisse sans risque de confusion. Ainsi, les récitatifs de la première vignette émanent d’un personnage qui n’apparaît qu’en page 7.
Il faut des temps de respiration dans les péripéties glauques de cette traque ; aussi Dufaux nous propose-t-il des portraits féminins amusants : la grosse dondon vautrée dans son lit de reine page 31 ; la Mama italienne du soupirant de Vicky, confite dans son expérience culinaire et obstétrique... (pages 40 à 43).
Enrico Marini nous offre un trait net, forçant un peu les particularités des visages (plis, rides, fronts larges, cou de hamster...), qui donne un caractère un peu théâtral à ses personnages. Les couleurs froides (vert, bleu, beige-blafard) dominent de nombreuses scènes (il est vrai que l’action se passe souvent la nuit), contrastant avec le rouge malsain porté par les assassins, ou le rougeoyant en périphérie des incandescences lors des explosions et incendies. L’application des couleurs a demandé du travail : les dégradés de luminosité évitent l’écueil de plages délimitées formellement entre elles par de véritables lignes, et on joue parfois avec ces contrastes lumineux pour offrir, par effet local de surexposition, ces blancheurs cadavériques si opportunes dans ce genre d’histoire.
Quelques vignettes intéressantes : page 11, les personnages à l’intérieur d’un café sont un peu croqués à la manière de certains peintres expressionnistes des Etats-Unis des années 1925-1960, chers à Dufaux. Pages 26 et 27, scène de crémation en Inde se terminant sur le regard fasciné d’un enfant ; la nécropole des pages 52 et 53, un peu gâtée par une vignette où Vicky, démesurément disloquée en hauteur (contre-plongée), semble avoir une tête minuscule, à seule fin de nous montrer sa petite culotte.
Un récit plein de surprises et de frémissements comme Dufaux nous les concocte, mais encore faut-il adhérer à l’idée de ces carnassiers rouges, cousins de Dracula, s’attaquant on ne sait pas encore trop pourquoi à d’autres individus guère plus sympas.