Les préoccupations littéraires et langagières ne se contentent plus de s’insérer dans les échanges entre personnages et d’orner quelques décors. Elles deviennent si prégnantes qu’elles infléchissent le cours de l’action. Le seul qui est à peu près réaliste, là-dedans, c’est Mendoza, à qui le lecteur peut vouer maintenant tant de haine qu’il est mûr pour quelque fin exemplaire. Mendoza, en effet, poursuit son rêve mégalomaniaque de pouvoir absolu et totalitaire, et se donne les moyens bien matériels d’y parvenir ; pas sympa, sans doute, mais rationnel ((planche 36).

Tous les autres personnages sont peu ou prou enrôlés dans la dynamique de quelque thème ou genre littéraire, à commencer par l’usurpateur « Jean », qui, par sa passion inopportune du théâtre, offre une occasion en or à Maupertuis et Don Lope de lui faire subir un cuisant « revers de fortune ». Pas pour rien que les Sélénites sont quand même un peu perdus dans leurs rêves. Cyrano (« Le Maître d’Armes ») sort de sa dépression, non pas parce qu’il a trouvé une nouvelle idée ou de nouveaux moyens, mais parce qu’il veut rivaliser de panache avec Maupertuis et Don Lope (planche 6 – voir le dernier vers du « Cyrano » de Rostand)). Spilorcio se cristallise dans le rôle de l’Avare (planches 25, pages de garde finales).

Le théâtre sert à expliquer – par un retournement d’atmosphère assez artificiel, il faut bien le dire – la résurrection de Don Lope. Et quelle réplique s’y colle ? « Le petit chat est mort » (« L’Ecole des Femmes, II, 5) (planche 4). Sur un coin de pseudo-traité médical (planche 10) apparaît un extrait du troisième intermède du « Malade Imaginaire », de Molière. La conversation entre Eusèbe et Cyrano nous vaut une allusion au « meurtre » du singe Fagotin par Cyrano (voir http://www.etaletaculture.fr/histoire/quand-cyrano-de-bergerac-se-bat-en-duel-avec-un-singe/) : on reste dans le théâtre de foire ! La « locandière » de la planche 27 (mot peu usité en français) nous renvoie à la comédie italienne de Goldoni. Et c’est en devenant comédiens que les héros renversent la situation qui leur était si défavorable (planches 27 à 29) ! C’est là prêter au théâtre nettement plus de pouvoirs qu’il ne peut en conférer. Portrait exemplaire des acteurs de la comédie italienne planche 34. L’enchaînement des coups de théâtre dans les dix dernières planches suscite le même émerveillement que dans ces fictions sur planches du Grand Siècle. La croyance d’Alain Ayroles aux pouvoirs du verbe donne sa vigueur au discours versifié de Maupertuis (planche 42), qui sait renverser la foule à son profit, non sans – suprême cohérence – avoir fait allusion au combat de Carnaval et de Carême apparu dans un épisode précédent : « Ce terrible géant, vu de près, n’est qu’un gnome...Un roi de Carnaval s’abat d’un coup d’andouille ». (planche 42). Du coup, Maupertuis incarne le pouvoir du Verbe théâtral, mais donne à l’intrigue tout entière le sens d’un retour au printemps contre l’hiver de la dictature Jeanno-Mendozienne, printemps politique qui accorde toute une planche d’alexandrins à Cyrano (planche 44), conclue sur un refus des frontières...

Pour tirer Maupertuis et Don Lope de l’abîme scénaristique où ils sont tombés à la fin du tome 8, Alain Ayroles en fait beaucoup, parfois un peu trop. Passe encore que Bombastus, génie universel, sauve la vie à Don Lope en se faisant chirurgien (planche 10). Mais – les « îles lunaires » ont bon dos ! – on est surpris de la facilité avec laquelle Cyrano tombe sur une bande de mimes sympas (planche 16), alors que tous les autres marchent en rang d’oignons derrière l’infâme Mendoza – mimes, qui, de surcroît, ne vont finalement pas servir à grand-chose. On peut s’étonner du revirement brutal des pirates (planches 18 à 22), qui deviennent alliés des héros après tant de forfaits et de trahisons, et que Maupertuis entérine sans autre forme de procès d’un « Pourtant, cette fois, j’ai l’impression que... » (planche 22). L’impression surtout qu’Ayroles est pressé de renverser le rapport de forces... De plus, que cette conversion des pirates découle de sermons philosophiques est peu crédible. Autant penser que trois cours de Français vont permettre à un lycéen d’aujourd’hui de faire moins de vingt fautes d’orthographe par ligne... Il est vrai que les pirates survivants excellent dans les exclamations baroques sur les grands problèmes abstraits (planche 19).

Le lapin Eusèbe surprend toujours : en dépit de sa petite taille, il connaît des bottes d’escrime (tome 8), et personne ne le remarque dans un alignement clonal de Pierrots lunaires « mimes » (planche 3), ni « déguisé en garde » (planche 6).

Séléné promet de nous jouer un beau finale sur le registre « rivalités amoureuses ». Elle est en effet convoitée depuis longtemps par Maupertuis, ici par Mendoza (planche 26) et par Cyrano (planche 30).

Des moments émouvants – davantage en tout cas que les sempiternelles roucoulades amoureuses, versifiées ou pas, des albums précédents : Maupertuis rappelant des souvenirs communs à Don Lope qui est au seuil de la mort (planche 10). Cyrano et Eusèbe captivés par le jeu des mimes dans un décor de rêve (planche 24).

Le totalitarisme créé par le nouveau roi Jean consiste à immobiliser la ville (planche 33) et à y organiser des autodafés de livres. Crime majeur contre la culture !

Parmi les allusions non théâtrales, on appréciera que les héros prennent pour véhicules un moulin à vent pour affronter les usurpateurs donquichottesques (planche 9). Descartes lui-même, Platon (« Le Prince est un despote », planche 18), et l’échevelé Diogène le Cynique (se masturbant publiquement en bas de la planche 19, sous l’œil effaré d’un pirate) figurent sur le temple baladeur des Philosophes, frappé d’un « Gnôthi Séauton » socratique (comme d’autres véhicules plus récents seraient frappés de l’emblème de Coca-Cola – on a la philosophie qu’on peut). Manteau de plumes Inca planche 23. Spilorcio nous remet en mémoire « Le Corbeau et le Renard », planche 32. Et Ayroles nous offre un duel à l’épée dans la droite lignée des combats des films de Bernard Borderie et André Hunebelle (planches 39 à 41).

En pages de garde de début, Jean-Luc Masbou met à jour la cartographie des lieux de l’action, en centrant les repères sur les « Isles Lunaires », dont la toponymie est bien dans la lignée des cartes précédentes : essentiellement des figures de style (« Métonymie », « Homéotéleute », « Isolexisme », « Chiasme », « Solécisme », « Syllepsie »,etc.). On appréciera que les noms de l’ « Isle de Solécisme » soient eux-mêmes des… solécismes ; on en goûtera quelques-uns planche 27. Le marteloire, dont les rhumbs sont polarisés vers trois roses des vents, laisse le passage à des chars roulants comme il en est question dans l’intrigue. Si vous ignorez le menu, vous trouverez sur la carte une « charcuteraie » et une « fromageraie ». Pas question de se laisser aller, que diable !

Les jeux de couleurs ne se limitent pas aux fééries, mais répondent fort justement aux besoins de créer des atmosphères en rapport avec l’action. Les verdâtres blafards un peu moisis des planches 1 à 3 expriment bien le cauchemar glauque de la victoire de l’usurpateur. Passage d’une multitude de tons de vert aux roses et aux mauves d’un ciel crépusculaire (planches 21 et 22). Fééries laiteuses des feux d’artifices et des jets d’eau (planche 46).

Les architectures restent variées et cosmopolites (pas étonnant, dans une ville dont les bâtiments se déplacent tout seuls !). Planche 3, de superbes hôtels baroques aux encadrements de fenêtres moulurés de courbes, contre-courbes et volutes, les parties hautes se payant le luxe de triangles de frontons avec reliefs taillés en diamant, pinacles enchaînant des tores successifs, tandis que les parties basses présentent des niches et un colonne pansue soutenant une corniche sculptée d’une frise de guirlandes. Planche 5 : intérieur blafard d’une rotonde baroque. Ravissante trace de déplacement de la maisonnette dans les herbes et sur la plage (planche 11).

Le siècle de Louis XIV s’impose dans la thématique iconographique. Ainsi, des fortifications étagées à la Vauban avec bastions en losange (planche 2). Le Roi Jean-usurpateur se prend de plus en plus pour Louis XIV : il impose à son jumeau déchu un masque de Fer (vieille tradition !) (planche 12). L’utopie totalitaire autour de laquelle s’ordonne désormais Callikinitopolis dérive directement du Château de Versailles et de ses jardins (planche 25). La Galerie des Glaces (planche 31) y trouve tout naturellement sa place. L’usurpateur nous refait le costume de Louis XIV en soleil lors du ballet de 1653 (iconographie déjà évoquée dans la présente série) (planche 37).

Roman d’aventures, théâtre, poésie, combat saisonnier de Carnaval contre Carême, croyance en les pouvoirs de la pensée et de la culture, lutte contre les totalitarismes qui figent la vie, on n’en finit pas de dérouler la liste des différentes lectures dont cette série est justiciable.
khorsabad
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le 8 févr. 2014

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