Mathieu Bablet signe chez Ankama un récit spatial ambitieux et captivant. Brassant physique et métaphysique, politique et thèmes sociétaux, il dresse un portrait inquiet d'une humanité perdue à la dérive parmi les étoiles, écartelée entre aspiration au bonheur, mécanique consumériste et insatisfaction foncière. En lice pour le Grand Prix de la Critique ACBD, il s'impose d'ores et déjà une référence.
On est si petit, si rien dans l’immensité de l’espace. Scott le vérifie à chaque sortie, lui dont la tâche est d’ajouter du rien au rien, d’effacer les traces, de nettoyer ce qui ne doit pas être connu, de ramener au néant ce qui n’aurait sans doute pas dû être. Car les missions de Scott, pour Tianzhu, demeurent bien mystérieuses et portent sur des expériences menées en secret par des scientifiques dans des labos isolés en orbite de la Terre.
Nous nous situons plusieurs siècles après le nôtre. La Terre n’est désormais plus vivable et l’humanité a dû migrer dans une gigantesque station spatiale, gravitant inlassablement autour de son ancien foyer. La société ayant découlé de ce réaménagement complet de l’existence des hommes dans cet environnement contraint se veut utopique : chaque individu se voit attribuer un emploi et un salaire, en fonction de ses qualités, pour le bien-être de tous, qui lui permettent de jouir de tout le confort possible, confort concrétisé à travers la consommation des produits Tianzhu. Car désormais Tianzhu administre le devenir humain dans son ensemble.
Et bon an mal an, cette quiétude consumériste semble convenir au plus grand nombre. Les guerres ne sont plus qu’un lointain souvenir et les religions, interdites, paraissent ne manquer à personne. Mais à défaut de croire en Dieu, l’homme aspire à en devenir un. Un projet fou agite la communauté en exil : créer une nouvelle espace, l’"homo stellaris", et l’envoyer coloniser Titan, satellite de Saturne en cours de terraformation depuis quelques centaines d’années. Cette nouvelle espèce partira de Shangri-La, la plaine la plus hospitalière de l’astre.
Shangri-La, qui fait partie des cinq titres en lice pour l’attribution du Grand Prix de la Critique ACBD 2017, impressionne d’abord par sa capacité à créer un environnement complet d’une cohérence, d’une précision et d’une finesse étonnantes. C’est bien la marque d’un grand récit de science-fiction de type space opera, genre dans lequel le travail de Mathieu Bablet s’inscrit d’emblée avec brio. Du fonctionnement de la station au design des équipements, tout témoigne d’un soin méticuleux qui favorise l’immersion du lecteur.
Il y a ensuite la société décrite qui saisit. Entre dystopie consumériste et critique des xénophobies et comportements ségrégationnistes, la vie et le fonctionnement de la station se présentent clairement comme le reflet de nos sociétés actuelles. Nous y découvrons une sorte d’extrapolation crédible et convaincante de ce vers quoi nous mènent notre quête de confort matérialiste, notre repli individualiste et nos besoins d’épanchement violent de nos frustrations.
La dimension politique adopte des formes diverses et témoigne de la richesse de l’œuvre : critique de la société de consommation, dénonciation des logiques d’exploitation et d’exclusion de certaines catégories d’individus ou réflexion sur les comportements des masses. On trouve des détails quotidiens, comme le rapport aux médias et à la publicité, ainsi que des mises en scène plus générales portant sur la pratique du politique par ses dirigeants, qu’ils soient du côté du pouvoir ou du côté de la contestation, depuis leurs visées jusqu’aux outils dont ils usent pour assurer leur domination.
Mais c’est, in fine, la lecture métaphysique de Shangri-La qui l’emporte. Mathieu Bablet, par son récit, traite de la place de l’homme dans l’univers, questionne la nature humaine à travers un écheveau des destinées qui tisse peu à peu la trame de la tragédie de l’existence. Non pas strictement celle du sens de la vie, présente cependant, mais celle du monde livré aux générations futures. La morale de l’histoire conserve par là une dimension pratique.
Ce versant de l’ouvrage se distingue par la place qu’il ménage à l’imaginaire, puissance créatrice qui vient contrebalancer et mettre en relief la mécanique destructrice des hommes liée à un progrès technologique toujours plus menaçant. L’intrigue des scientifiques en pleine hubris, se fantasmant divinités jouant avec les lois de l’univers pour créer la vie, concrétise précisément ce conflit des possibles humains : tout pouvoir et pouvoir tout rêver, pour ne plus rien voir et vouloir tout briser.
Pour autant, et c’est une des forces du récit, demeure un indécidable quand à cette leçon délivrée. Si la lecture semble pessimiste, une forme d’espoir perdure, incarnée par la beauté et la puissance de la nature comme le montrent les deux récits enchâssant la grande aventure de nos héros. Dans son interprétation finale Shangri-La, suspend en quelque sorte le jugement et nous laisse avant tout face à la puissance tragique des destinées, individuelles et collectives, humaines, trop humaines.
Chronique originale et illustrée sur ActuaBD.com