Les cinéastes de science-fiction ne savent pas ce qu'ils perdent en négligeant la bande dessinée. Ils y trouveraient, hébétés, une forme parfaite pour assouvir leurs désirs créatifs, tant l'on peut y développer des univers détaillés et ambitieux avec nettement moins de moyens et de contraintes. Évidemment, le neuvième art est un langage qui ne se laisse pas appréhender comme le septième, ce qui n'empêche pas par ailleurs que les auteurs y subissent aussi une castration artistique (directives de l'éditeur, format et pagination de l'album, etc). Pourtant, s'il ne fut la bande dessinée, comment Jodorowsky et Moebius auraient pu transformer l'occasion cinématographique raté de la décennie (Dune) en chef-d’œuvre millénaire de la bande dessinée (L'Incal) ? Certes, Mathieu Bablet ne peut revendiquer une telle virtuosité. Force est de constater cependant que Shangri-La est un récit de science-fiction d'une densité peu commune, mis en valeur par un format ambitieux (plus de 200 pages sans réduire la taille classique de l'album cartonné) de plus en plus répandu dans l'édition française, mais pas moins remarquable en terme de potentialité narrative.
Scénario : C'est ainsi qu'aucun film ne peut rivaliser avec Shangri-la dans la variété des thèmes et des décors qu'il expose, croisant plusieurs sous-genres de la science-fiction. De l'ambiance post-apocalyptique du prologue aux vaisseaux de space-opera rappelant notamment le jeu vidéo Mass Effect, du contexte politique distopique dénonçant le consumérisme, les violences policières et la condition animale à la question de l'eugénisme, Mathieu Bablet fait feu de tout bois, sans tomber pour autant dans la référence outrancière. Il n'oublie pas non plus une approche plus émotionnelle, plaçant au cœur de la narration l'ambiguïté du personnage principal, dont la croyance dans sa hiérarchie s'effrite alors que la révolte gronde. Tenté par rejoindre les rangs de la résistance, il trouve plutôt la rédemption dans une réconciliation fraternelle qui humanise des enjeux très politiques. Magnanime, l'auteur ne prend de fait pas parti entre les différents camps en présence, dévoilant les limites de chacun d'entre eux dans une démarche purement moderne de refus du fanatisme. La légitimité de la violence pour combattre un régime autoritaire est ainsi questionnée, tout comme celle des moyens de production permettant à chaque citoyen de jouir d'un nouveau TZ-phone chaque année. Fanatisme de la minorité révoltée contre fanatisme du troupeau aliéné, l'auteur dresse un tableau d'une société malade, enfermée entre quatre murs dans un immense vaisseau spatial alors que la Terre est devenue invivable. Le propos n'est ainsi pas de réunir l'humanité dans un microcosme pour mieux y cerner les inégalités sociales comme dans Le Transperceneige. C'est plutôt pour mieux y démontrer la monstruosité du collectif tout entier, rongé par une chaîne de la servitude où les animaux doués de parole servent d'exutoire aux hommes, rappelant la réflexion de La Boétie sur les tyranneaux dans Discours de la servitude volontaire.
Dessin : La proposition graphique de Mathieu Bablet est avant tout celle d'un environnement écrasant, un cosmos gigantesque traversant l'espace et le temps, d'une planète desséchée par les ardeurs d'un soleil au bord de la destruction aux appartements compartimentés minuscules des habitants en apesanteur du dernier bastion de l'humanité. Le soin apporté aux détails rendant crédible cet univers aux dominantes de couleurs variées et tranchées (on peut passer d'une planche à l'autre d'un bleu sombre à un rouge éclatant) témoigne de la richesse esthétique d'une œuvre qui perd parfois en lisibilité en surchargeant les décors qu'il déploie dans de très grandes cases. Qu'à cela ne tienne, l'auteur sait faire usage des gros plans dans les moments forts, dévoilant un certain talent pour les expressions faciales. C'est finalement pour ses visions de l'espace côtoyant parfois l'abstraction qu'il tire le plus son épingle du jeu, dans un versant plus épuré mais tout aussi impressionnant.
Pour : Si le récit dresse un portrait peu reluisant de l'homme du futur, toujours plus dépendant des agréments technologiques superficiels, tandis que l’État autoritaire le nourrit symboliquement à la petite cuillère par l'endoctrinement idéologique et que la résistance se construit sur une posture faussement subversive, l'auteur n'est pas pour autant désillusionné sur la nature humaine, dévoilant son rousseauisme latent. Le salut est ainsi possible, traçant la voie de l'autonomie politique. A l'échelle individuelle, il s'agit d'agir pour ce qui nous paraît le plus juste, indépendamment de toute autre considération. Collectivement, l'auteur n'est pas loin de tomber dans un primitivisme dont s'est bien gardé Rousseau contrairement aux idées reçues. Mais il énonce en vérité dans la dernière partie une potentialité, une lueur d'espoir plutôt qu'une réalisation, où la narration devient muette et échappe à l'interprétation car elle exprime un indicible, celui d'une condition première dont le langage et la vision du monde nous est définitivement inaccessible.
Contre : La limite est inhérente à tout récit de science-fiction qui multiplie invariablement les pistes de réflexion. C'est l'éparpillement narratif, qui est parfois frustrant tant l'on voudrait que les personnages soient plus développés, quitte à dégraisser un peu le contenu politique.
Pour conclure : Mathieu Bablet ne repousse certes pas la science-fiction au-delà de ses limites visuelles comme a pu le faire Frederik Peeters avec Aâma, si ce n'est par une représentation de l'espace qui tranche remarquablement avec le reste de l'album. Il ne propose pas non plus un regard neuf sur l'être humain et la société, reprenant plutôt le flambeau d'une littérature d'anticipation critique et mélancolique sur le devenir de l'humanité bien connue depuis Philip K. Dick. Mais difficile de ne pas admirer un tel esprit de synthèse, d'une générosité réflexive allant de la distopie jusqu'à l'anthropologie avec une constance naturelle. L'auteur a réussi là où bon nombre ont échoués : exprimer une analyse systématique de la politique par le récit sans laisser de zones d'ombres et sans excès de lyrisme, avec une contenance pudique magnifiquement illustrée par la tragique ironie du prologue et l'étincelle humaniste de l'épilogue.