Shangri-la est une bédé de science-fiction se déroulant dans un univers futuriste, corporatiste et capitaliste à l'extrême, dessinée et écrite par le français Mathieu Bablet, aussi belle, lisible que naïve et rentre dedans. Une histoire d'un trait avec de belles idées mais qui a aussi un mal fou à ne pas crier ses thèmes et thèses au visage du lecteur, comme si l'auteur avait peur que son image ne soit pas assez parlante.
Et quelle erreur, car l'image parle bien dans Shangri-la. Le style des personnages aux nez écrasés, aux petits pieds et aux yeux en amandes, les décors cadrés avec toujours au moins deux points de fuite donnant une impression de volume certaine, le choix des couleurs, souvent monochromes permettant, avec quelques traits blancs se superposant à l'image d'offrir une lisibilité d'action exemplaire, en conservant un niveau de détail impressionnant. Il y a plein de choses à aimer dans cet album si on s'arrêtait qu'à son esthétique futuriste familière mais stylisée. Toute proportion gardée, j'y retrouve ce qui fait le charme du travail de Yoji Shinkawa sur la saga Metal Gear Solid ou récemment sur Death Stranding; c'est le futur dans toute sa banalité et praticité, mais en même temps c'est la classe.
Malheureusement, quand on veut faire une bande dessinée de ce type, plus narrative que contemplative, il faut bien faire parler les personnages à un moment donné, et là se révèle le gros point faible de Shangri-la: son écriture, en particulier des dialogues.
On passera sur quelques utilisations étranges d'onomatopées (des "ben" à la place de "bah" et inversement) pour aller à l'essentiel; ça n'est pas écrit très subtilement. La plupart des dialogues sont extrêmement brutes, avec des personnages qui ne parlent pas de façon naturelle, utilise des descriptions de leur personnalité en lieu et place de leur personnalité justement et sont construits de manière plate pour pouvoir être plus facilement retournés dans la suite de leur arc narratif.
Le héros est par exemple un suppôt du capitalisme qui, quand on l'interroge sur sa situation merdique qui consiste à dormir dans 2 m² dit littéralement "Je suis pas un assisté, inutile. Si on juge pas les gens à leur efficacité, alors on les juge comment?". Il s'oppose à son frère, idéaliste et membre d'un groupe de rebelles tellement peu discret quant à leur mécontentement vis à vis de leur employeur qu'on se demande pourquoi ils n'ont pas déjà été virés avant le début de l'histoire. Et quand il faut nous montrer par bulles interposées ce que se raconte les habitants de cette cité flottant au-dessus d'une Terre dévastée par la pollution, on a le droit à des jabs mous et à peine déguisés envers Apple ou Coca Cola tels que: "Les restrictions d'eau c'est un problème mais en même temps vu le prix du Tianzhu Cola, il faut arrêter de se plaindre!". La passivité n'a pas besoin d'être annoncée et encore moins approuvée par le personnage principal. C'est bien là tout le drame et l'ironie du capitalisme; personne ne pense que c'est une bonne idée mais tout le monde vit avec.
La bédé tombe dans ce panneau avec pratiquement tous ses thèmes, classiques de la dystopie. Il y a des idées vraiment excellentes (les animoïdes créés pour servir de boucs émissaires, le projet de terraformation de Titan qui vire à l'obsession eugénique/divine...) parfois même bien incarnées dans les personnages. Mais dans la majorité des pages on se confronte à ces maudits dialogues qui ne laissent aucune place à la réflexion, au mystère ou à différents degrés de lecture.
C'est d'autant plus dommage quand en regardant simplement l'image, le cadrage soigné, la posture du personnage on a déjà tout compris. Le même album amputé de la moitié de ses dialogues serait une bien plus belle oeuvre. Shangri-la se tiendrait alors sur sa force graphique et narrative visuelle, et serait bien moins tiré vers le bas par des dialogues qui ne font que répéter en moins bien et en plus naïf ce qui est déjà montré. Et à vouloir en faire trop, l'exposition de l'univers comme les sentiments des personnages sonnent faux à la lecture, alors qu'ils sont dessinés avec justesse. Bottom line: show, don't tell.