Spirale
7.9
Spirale

Manga de Junji Itō (1998)

Junji Ito, mangaka qui fait claquer des dents

Ici, c'est avec des zolis dessins


Avant même de commencer à écrire des mangas d’horreur, Junji Ito fichait déjà la trouille. A cause de son métier :



«Oui, c’est vrai qu’il y a cette image un peu effrayante du dentiste mais moi je n’étais pas vraiment dentiste, je n’étais qu’assistant dentaire.»



La cinquantaine souriante, le Japonais fait partie de la short-list des auteurs invités à Angoulême. On le croise à Paris, trois jours avant le début du festival. Il n’est pas en promo, n’a rien à vendre et même son éditeur s’étonne de l’honneur qui lui est fait. «Le seul autre Japonais invité officiel cette année, c’est Taniguchi. Tout le monde connaît Taniguchi !» remarque Pascal Lafine, à la tête de Tonkam, canal historique du manga. A l’ombre de Jiro Taniguchi s’est ajoutée celle de Katsuhiro Otomo, premier Japonais à décrocher le grand prix d’Angoulême. Mais Junji Ito n’a pas à rougir : près de vingt de ses œuvres ont été traduites en France, où ce pape de l’horreur dispose d’un solide socle de fidèles.


La messe (noire évidemment) dure depuis trente ans :



«J’adorais mon travail en cabinet, mais j’étais trop lent… Je commençais à me poser des questions sur mon avenir lorsqu’en 1987, un magazine de prépublication de mangas a lancé le prix Umezu. Il suffisait d’envoyer ses pages et maître Umezu choisissait l’histoire qu’il voulait voir publier.»



Le seul nom de Kazuo Umezu, auteur qui peut légitimement prétendre à une place au panthéon du manga au côté de Tezuka, suffit pour que Junji Ito envoie valdinguer sa fraise. L’histoire qu’il envoie est remarquée et publiée telle quelle. L’éditeur en veut davantage. Des 30 pages originelles, il tire une saga gore de 600 pages sur l’inquiétante Tomié, jeune femme au teint d’opale et à l’appétit insatiable. Cette écolière dévoreuse d’hommes, spectre qui vient hanter ses victimes jusque dans leur chair, incarne un mal cristallin et incompréhensible. Massacrée à de multiples reprises au cinéma (le prochain Tomié Unlimited sort bientôt en DVD), on trouve un écho de Tomié dans le prédateur froid incarné par Scarlett Johansson dans Under the Skin.


Lire Junji Ito, c’est se glisser dans la position du scaphandrier. Ses récits sont comme autant de brèves descentes sous-marines donnant accès à un monde suffocant où le réel n’a de prise que le temps de quelques pages, pour mieux se dérober. «D’expérience, le format court est ce qui convient le mieux à l’horreur. J’aime bien commencer par une situation tout à fait commune et y introduire un événement inattendu. La pression monte et quand on est à l’apogée de l’horreur, il faut conclure très vite. Si on traîne, ça nuit à la transmission des émotions. Le timing en BD n’est pas le même qu’au cinéma. Dans les magazines de prépublications [de volumineux hebdos ou mensuels qui publient les mangas par chapitre de 30 pages, ndlr] où on est entouré d’autres récits, il faut que l’histoire escalade rapidement pour retenir l’attention. Car si on fonctionne sur le même timing que les films, qu’on joue sur les attentes et qu’on les frustre pour créer une tension lancinante, cela provoque surtout de la monotonie et on perd le lecteur.»


De fait, Junji Ito ne déroge à cette règle qu’à quelques reprises : pour le Mort amoureux, Gyo ou son chef-d’œuvre, Spirale, qui s’épanouit sur 600 pages. Comme souvent chez lui, l’action se déroule dans un village à flanc de montagne. Un lieu coupé du monde, dévoré par les ombres («ma meilleure arme»), où la population perd progressivement la raison à force de voir suinter à l’infini le même motif géométrique dans l’eau, les corps ou la végétation. Un traumatisme lié aux maths et à la suite de Fibonacci ?



«Non. C’est surtout que, dans le gag manga [des strips humoristiques], les dessinateurs font souvent une spirale sur les joues des personnages pour leur donner un côté sympathique. Mais dès que le trait est précis et vraiment concentrique, je trouve que la spirale devient malsaine et inquiétante. Ça me fascinait.»



Pas forcément plus terre à terre, comme explication… Spirale détonne par son approche moins frontale de la peur. L’abondance de corps mutilés fait place à une menace suggérée, intangible.



«Si Lovecraft m’a appris une chose, c’est que la meilleure façon d’effrayer les gens est de décrire une peur qui n’est pas visible. Quelque chose qu’on ne peut pas expliquer mais qu’on ressent quand même.»



Quid de l’analyse économique esquissée par un ancien diplomate japonais, selon laquelle la spirale, qui dévore le monde et attise rancœurs et comportements individualistes, est la représentation parfaite du capitalisme ? «Oui, j’ai trouvé ça intéressant», répond poliment l’auteur qui voit surtout dans Spirale ses emprunts à la littérature fantastique occidentale, de Stevenson à W.W. Jacobs.


Après trente ans de récits torturés, de filles perverses et d’hommes-escargots, envisage-t-il de faire autre chose ? «J’ai toujours baigné dans ce type de manga et quand j’ai commencé à dessiner, à 4 ou 5 ans, j’ai fait des histoires horrifiques.» Non, donc… Seule piste qu’il laisse entrevoir, une ouverture au jeux vidéo. D’abord en réalisant deux illustrations pour l’entreprise de Pikachu, qui l’a approché :



«J’ai essayé de faire quelque chose d’horrible… Une petite fille effrayante dans une ruelle sombre. Mais vu tout le cahier des charges qu’il faut respecter lorsqu’on travaille avec la Pokemon Company, ce n’était pas facile de créer une ambiance.»



Et il y a cette rumeur de collaboration avec Hideo Kojima, créateur de la franchise culte Metal Gear. «J’ai une relation privilégiée avec lui, on s’est vu il y a peu mais je ne suis pas autorisé à parler de la demande qu’il m’a faite.» Tout juste sait-on que Kojima prépare un nouveau Silent Hill, monument de la pétoche en matière ludique. On en tremble déjà.

Marius
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le 10 avr. 2015

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Marius

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