Du temps où je m'intéressais plus activement aux mangas (entre mes 15 et 25 ans, disons), Taiyou Matsumoto était l'un de mes mangakas préférés. Sans doute y avait-il une pointe de snobisme à révérer ce maestro du trait oblique, de la perspective tordu, certes assez culte, mais si mainstream-ement reconnu (malgré l'adaptation en long-métrage d'Amer Béton). Aujourd'hui encore, je pense qu'il demeure graphiquement mon dessinateur japonais préféré, et au delà des qualités déjà évoquées, sans doute est-ce dû à la perméabilité d'un trait qui a su faire des liens avec ce que le franco-belge produisit de mieux, Moebius en tête. Et sans doute cela explique t-il une reconnaissance particulière en France. Après avoir écumé des univers fantastiques (Number 5, sa grande œuvre), mais aussi des œuvres somme sur la jeunesse (Gogo Monster, Amer Béton, Ping Pong), Matsumoto avait pour la première fois fait appel à un co-scénariste pour Le Samouraï Bamboo, relecture idoine du chambara, avec ce samouraï réticent à user de violence, et son nemesis belliqueux finalement encore plus touchant.
Sunny, le voit persévérer dans cette forme de maturité, avec une narration qui foisonne toujours du fil de l'imagination : la Sunny est la carcasse d'une bagnole jaune, à partir de laquelle les orphelins, dits enfants des étoiles, s'inventent des aventures plus ou moins stellaires. Masumoto est indéniablement un mangaka de l'enfance, et qu'il s'agisse de bambins logés dans des corps trop grands pour eux (la paresse et la gourmandise indolente du samouraï bambou, la naïveté du Number 5), ou des mioches espiègles, parfois rêveurs, taiseux, d'autres fois volcaniques. Mais rarement l'auteur n'avait visé à ce point là un mélange entre une forme de maturité assagie, bien ancrée dans un monde tangible, où des parents parfois bien vivants délaissent leurs propres enfants, et une fantaisie légère, comme un échappatoire discret à la tristesse de l'abandon. Séquence en chapitres aux titres cocasses, véritables concentrés de vivacité enfantine, Sunny est moins bâti autour d'une histoire que d'un va et vient avec le temps qui passe. On y découvre petit à petit que la fureur farceuse extériorisée d'Haruo, trublion à la coiffe argentée, masque la mélancolie de l'abandon par une mère qui, dans une scène déchirante, lui demande de ne plus l’appeler "maman" mais par son prénom et un père plus que dilettante. Ou Sei, le nouveau venu, que sa mère promet de revenir chercher vite se prendre d'affection déraisonnée pour une tortue. C'est bien par ce genre de petits gestes, de petites historiettes que Matusmoto parvient à créer un subtil déchirement, d'une compréhension rare, pour ces enfants livrés à une vie marginale, accompagnés du mieux qu'ils peuvent par des adultes à la patience exemplaire.
Ode à la patience, comme lorsque revient un enfant des étoiles, devenu adulte, et dont la légendaire collection de bêtises commises alors qu'il était môme, pour ne pas parler d'une dérive délinquante (un couteau affleure une gerbe de sang) est rachetée par un ultime geste de bienveillance et de pardon. Croire en l'autre, sans gommer la violence d'une attitude rebelle, telle semble être la sacerdoce que se donnent des éducateurs parfois à bout, souvent eux-même anciens orphelins. Et c'est l'un des beaux discours humanistes qui sourd ce très beau manga. On perçoit bien l'importance capitale du rôle modèle, l'un des éducateurs, plutôt ectoplasmique, s'avérant une sorte de phare pour les plus turbulents.
Petite troupe fantasque mais pas uniquement masculine : en son sein deux fillettes à la relation fortes : la fière Kioko, qui ne veut pas de la pitié des "enfants des maisons", et le plus sage Megumu, qui cherche plutôt à rentrer dans le rang. Le déchirant faux-départ de la première vers un retour dans sa famille constitue une cime de tristesse calfeutrée.... laissant meurtrie la seconde (qui parvient, in extremis qu'elle est heureuse pour elle, outrepassant pleurs et jalousie, car Sunny est aussi la prise de conscience mature des enfants par eux-mêmes). Dans un chapitre d'une mélancolie insondable, Megumu doit faire face à la viste de son oncle et sa tante (ses parents étant décédés), face auxquelles elle cherche à tout prix à masquer sa joie, par respect pour ses parents.
Mais Sunny n'est pas qu'une empilement mortifère de tristes histoires. Outre le fantasque simplet qui se goinfrant et chantonnant un air enfantin, vient apporter un air de candeur pire, subsistent des bêtises vivifiantes, parfois borderline (Haruo séchant un piteux match de baseball pour perpétrer et assister à des formes de racket et de violence) ou encore l'un peu plus vieux Kenji, connu sous le sobriquet de "pervers" pour avoir planqué des revues porno dans la Sunny, qui vivote avec une multi-redoublante, laquelle traîne avec des motards un peu voyous - et chez qui il trouvera une forme de sagesse absente chez son propre père, boulet inénarrable.