Moebius – Jean Giraud – Gir a été un vrai génie de la bande dessinée, ne serait-ce que par la variété de ses styles graphiques : autant « Blueberry » (signé « Gir ») m’incommodait par la surcharge de ses traits broussailleux, faisant voisiner la volonté de réalisme avec la complaisance pour la caricature, modérément de mise dans les scénarios d’un autre génie, Jean-Michel Charlier ; autant Moebius-le-cristallin-mystique trouve sa rédemption – et son Paradis (Edena) – dans la pureté suraiguë de son trait et de ses couleurs qui nous donnent à lire une épopée onirique dans un cadre de science-fiction.

Pour faire bref, dans ce tome 1, deux personnages, Atan et Stel, parcourent l’espace intersidéral en vivant des aventures – et surtout des expériences visuelles, tactiles, et pour ainsi dire synesthésiques, à chaque étape. Ce qui frappe, une fois que l’on a parcouru la banalité de ce linéament, c’est l’aspect de quête initiatique que vivent les personnages : pas de violence (cherchez bien un récit de science-fiction sans aucune baston !), des déplacements quasi constants, sous forme d’exploration, d’interrogations, de découvertes assez souvent émerveillées.

Le monde de Moebius est d’une beauté convulsive (celle à laquelle conviait André Breton), et renvoie au rêve par les métamorphoses récurrentes et inopinées, la vie sublime qui anime les couleurs, la fragilité apparente de ces personnages définis par un contour si léger, si fin qu’un rien pourrait les balayer. Leur innocence et leur placidité, constamment présents sur leurs visages d’une limpidité enfantine, décape instantanément le lecteur de ces couches de discipline, de culture et de préjugés qu’on lui a inculquées depuis l’enfance, et le rebranche sur la spontanéité déconcertante d'un univers de tous les possibles auquel il était ouvert dans l’enfance. Pas étonnant que la génération soixante-huitarde, qui n’en a jamais été à une contradiction près, ait voué un culte à Moebius en tant que gourou mystique, tandis que par ailleurs ils vociféraient dans les rues les slogans les plus pesants de matérialisme, dialectique ou pas.

La beauté surhumaine des paysages, des formes et des couleurs est celle que l’on perçoit dans certains « grands rêves » à la Castaneda (autre grand gourou de l’époque, assez oublié aujourd’hui). Plus tard, ces couleurs incroyablement vives et pures figurèrent dans les témoignages des « revenus de l’au-delà » (NDE). Assez avares de détails (adieu « Blueberry » !, ça nous repose), les dessins sont opportunément pointilleux dans certains détails de textures et de formes (rugosité, écaillement, ondulations lisses, mollesses aquatiques, rigidités minérales...) qui donnent à sentir par tous les sens et contribuent à reconstituer la sensorialité infantile chez le lecteur.

Dans ces dessins où tout parle aux sens, surgissent assez souvent des formes d’une perfection géométrique archétypale (sphères, pyramides, tubes, entités abstraites de couleurs plus ou moins parentes de certains tableaux de Kandinsky). Quand, au cours de rêves, on se trouve à ce niveau de perception, on peut être assuré d’avoir touché la strate de fonctionnement cérébral qui contrôle et fournit les formes simples que notre cerveau décrypte ensuite dans chaque acte visuel. On touche le niveau du symbole, et l’on est profondément enfoui dans l’Inconscient.

Éliminons d’emblée la vulgarité des conditions matérielles de création : à la fin de l’album, une pyramide qui se replie en deux chevrons superposés nous sort avec quelque incommodité du ravissement, car nous y avons reconnu l’emblème de Citroën. Et il est vrai que le récit était conçu au départ comme une séquence promotionnelle pour cette marque. Ciel ! Moebius n’était-il donc pas un pur esprit ?

Sur les trois récits que contient cet album, le premier est muet (« La planète encore... »). Tout de suite, on remarque le refus de représenter la vitesse, le mouvement, au moyen de techniques spécifiques. Chaque vignette est un parfait instantané photographique figé dans son intensité expressive ou symbolique. On traverse un désert minéral, un canyon aux couleurs chaudes savamment stratifiées, pour aboutir à une pyramide tronquée surmontée d’un colosse assis en lotus (ce détail suffisait, à l’époque, à renvoyer le lecteur aux mystiques orientales que l’on découvrait en masse). Dès lors, on entre dans un espace inquiétant et visiblement sacré, dont on réserve la délectation au lecteur ; il suffit de savoir que l’élément Terre, l’élément Air et l’élément Eau sont expérimentés par les personnages dans cette promenade onirique, avec, tout de même, l’utilisation de créatures de type extraterrestre telles qu’on les dessinait le plus souvent en ces années.

Moebius ne nous livre pas une intrigue univoque, fût-elle abstruse et justiciable d’une grosse prise de tête pour y comprendre quelque chose. Les significations, apparemment en cours de construction sur une planche, se voient dissoutes et congédiées à la planche suivante. Laisser le lecteur dans le rêve poursuivre son errance intime après avoir refermé l’album, c’est un coup de force. L’embrumement onirique exaltant qui perdure dans l’esprit du lecteur après avoir terminé sa lecture, c’est encore du Moebius, grand maître à initier la méditation.

Les deux autres récits sont parlants. On y vole corporellement comme dans les rêves. Les visions saisissent à l’estomac : cet immeuble de neuf étages, étroit et tronqué verticalement, qui se dresse au milieu d’un paysage de champs ouverts d’une parfaite platitude ; ce gosse chagriné de son sous-marin qui est cassé, et dont la réparation va permettre à l’adulte de poursuivre sa quête (belle image psychanalytique !) ; cet astéroïde aménagé ; cette planète géante bariolée, dont la sphéricité contraste avec les irrégularités de l’astéroïde et le côté arthropode du vaisseau spatial ; ce désert orangé absolument nu, que seul un De Chirico pourrait égaler, et qui sert de point de départ dépouillé à une autre quête ; ces formes fuselées, pointues ou hérissées des lumières vues au loin, culminant page 70 avec une scène d’une beauté sublime : le cristal à facettes posé sur un socle à degrés rentrants vers le haut, et surmonté d’espèces de chakras planants et scintillants qui ont dû enthousiasmer les babas cools au retour de Katmandou.

Au sommet d’un art de synthèse qui lui est propre, Moebius sait représenter une sorte d’au-delà sublime pressenti par tous, appelant implicitement à rejeter ce qui nous différencie pour communier dans les merveilles d’une surréalité cristalline.
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le 8 févr. 2015

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