Fascinante destinée que celle de la saga « Transperceneige ». Initialement un one-shot d’une centaine de pages formant un chef d’œuvre de la BD française des années 80 : l’aventure n’allait pas plus loin. La persévérance de son dessinateur Rochette s’est tout d’abord traduite par un tome 2 et 3 sortis au début des années 2000. Mais la véritable mise en lumière de l’œuvre passa par son adaptation cinématographique par le coréen Bong Joon-Ho en 2013, qui ouvrit l’univers de la série à un très large public. Cela donna une nouvelle impulsion à Rochette qui imagina un quatrième tome, pour clore en beauté un univers désormais agrandi. S’alliant avec le scénariste Olivier Bocquet pour ce dernier tour de piste, le fruit de leur collaboration a été publié en octobre 2015, sous-titré « Terminus ». La boucle est-elle maintenant définitivement bouclée ? Que nenni : un nouvel aiguillage est en préparation, une série télévisé inspirée du film. Rien que ça.
Scénario : Faisant directement suite au tome 3, ce nouvel opus peut se lire indépendamment des autres, voulant ainsi attirer le public de l’adaptation au cinéma. Il y a néanmoins dans ce « Terminus » un souci de cohérence avec ce qui le précède, il prend ainsi en compte les événements des précédents opus dans sa chronologie, donnant au récit une véritable ampleur de saga. Le parti-pris le plus étonnant reste de camper l’intrigue non pas dans un train, mais dans un immense parc d’attraction futuriste où réside les derniers représentants de l’humanité. Nos personnages, errant depuis des décennies dans leur Transperceneige, y voit un salut à leur errance morbide. Mais cette microsociété cache une décadence qui reflète notre monde actuel : dépendance énergétique autodestructrice, idéologie du transhumanisme pour créer un « homme nouveau »… En renouvelant le cadre de leur histoire, les auteurs donnent un tout autre sens au récit, prouvant par-là que cette série est loin d’être rétrograde : de la lutte des classes du tome 1, on passe à des thèmes au cœur de l’actualité, d’une grande pertinence. Cette renaissance rappelle grandement celle d’une autre saga post-apocalyptique : « Mad Max : Fury Road » a posé cette année les nouveaux jalons du film d’action tout en étant la suite d’une trilogie ancienne de 30 ans.
Dessin : Une fois n’est pas coutume, Rochette réinvente encore une fois son style, qui trouve ici un compromis entre l’académisme expressif du premier tome et le dynamisme parfois approximatif des deux suivants. Il y a en effet une élaboration plus précise des décors et des corps dans ce dernier segment, sans pour autant tomber dans le classicisme, bien au contraire. Le dessinateur est aussi peintre et cela se sent : il expérimente des contrastes d’ombres magistraux, et ajoute surtout pour la première fois de la couleur à ses planches, leur donnant une épaisseur supplémentaire. L’alternance entre planches aux couleurs froides et chaudes permet notamment de perpétuellement dépayser la rétine.
Pour : Le récit n’oublie pas d’offrir au lecteur des scènes de purs anthologies, qui restent gravés dans la mémoire sur ces 220 planches. De la descente en rappel d’une cage d’ascenseur au déferlement cathartique d’une foule enragée, de la claustrophobie d’un tiroir de morgue à celle, nettement plus dérangeante, d’une orgie spontanée, les morceaux de bravoures s’enchaînent avec une fluidité viscérale. La conclusion de l’album fait encore une fois dans l’audace : là où les précédents opus se terminaient dans un pessimisme proche de l’anarchisme, la note d’espoir de celui-ci est salvatrice.
Contre : Les invraisemblances scénaristiques et autres ellipses déconcertantes sont toujours à l’appel, bien que nettement moins gênantes que dans le tome 2 et 3 et le film. On imagine quand même mal qu’un couple de vieux croulants à moitié fou ait pu diriger jusque-là cette société sans opposition.
Pour conclure : Rochette et Olivier Bocquet bousculent le paysage du récit d’anticipation tout en appliquant ses codes à la règle, la preuve d’une maîtrise sans conteste. Esthétiquement très marqué, au propos très actuel et à la hauteur de ses ambitions, ce « Terminus » conclut avec brio la saga « Transperceneige » en bande dessinée. Plus qu’à espérer que le petit écran la perpétue avec autant de pertinence.