Il est assez terrifiant de se dire qu'une partie de la vie d'un homme, de sa psyché, de son humanité a sa place dans une bibliothèque, soigneusement rangé. On n'imagine pas toutes les émotions que peuvent susciter l’œuvre de toute une vie et encore moins toutes celles qu'a pu traverser son auteur pour nous les faire ressentir. On croit pouvoir la caser dans un coin de meuble à l'abri des regards ou aux yeux de tous, et l'oublier. Difficile en effet de s'émouvoir des épreuves que traverse un parfait inconnu, surtout quand celles-ci nous échappent.

C'est d'autant plus vrai en ce qui concerne cette œuvre. Qui pourrait dire qu'Hergé traversait une grave dépression ? Qu'il était partagé entre sa femme et sa maîtresse ? Qu'il consultait un psychologue parce que son travail le mettait à genoux ? Qu'il était sujet à des cauchemars opalescents ? Rien. Pour cause : jamais aucun de ses albums n'a autant respiré la sérénité. De bout en bout, le rythme est maîtrisé à la perfection. On ressent une harmonie à la lecture de cet album qu'on a jamais ressentit auparavant. Comme si son auteur était enfin apaisé (alors qu'il combattait plus que jamais ses démons intérieurs). Pied de nez à la thérapie traditionnelle, quand son psychologue lui conseille d'arrêter de travailler, Hergé travaille comme un forcené à l'aboutissement de son 20e épisode. Cherchant l'absolution dans le labeur, il travaille d'arrache-pied pour perfectionner l’œuvre qui peut-être le sauvera.

C'est d'autant plus frappant que l'album précédent ("Coke en stock") était radicalement différent. Il m'est d'avis qu'il a compris la déception de ses fervents lecteurs ainsi que ses choix personnels n'influençais pas seulement sa vie mais aussi son oeuvre. Exit les scénarios fourre-tout et les facilités d'écriture, retour à un plan simple mais pas simpliste. Tintin fait un rêve prémonitoire puis un journal vient corroborer sa vision ce qui l'incite à partir à Katmandou, parcourir le Népal et gravir les montagnes du Tibet pour secourir un ami de longue date. Tout est dit. Là-dessus pas besoin de savoir s'il le sauve ou non, pas besoin de parler du yéti, des lamas ou de quoi que ce soit d'autre. Le simple fait que l'action soit motivée par un élan humaniste révolutionne le genre et vient marquer un tournant dans la carrière de notre ami Belge. Hergé a muri et son héro aussi. Il n'est pas motivé par la curiosité, le hasard ou la malchance mais bien par une générosité sans bornes. Le yéti et les pérégrinations déchirantes de Tchang ne sont qu'accessoires qui viennent donner tout l'éclat à l'héroïsme du blondinet.
Pas une seule apparition des D&D, un bref passage de Tryphon (particulièrement drôle), juste des rencontres de voyage et un guide très amène. Et le capitaine Haddock. Certains déploreront le manque de sérieux de celui-ci mais je pense qu'il est essentiel et que sans lui Tintin ne serait plus Tintin. Le contrepoids psychologique est nécessaire pour ne pas se retrouver avec une histoire lisse et linéaire, et lorsque ses apparitions sont utilisé avec parcimonie comme c'est le cas, on ne distinguerait presque qu'un seul personnage principal.

Le dessin aussi est en harmonie avec le contexte et vient donner un certain équilibre. La ligne claire n'aura jamais été aussi épurée qu'en étant utilisée pour ciseler les pics des montagnes Tibétaines. Quant à l'histoire, bien qu'un peu naïve, elle marque l'acte de foi de Tintin. On quitte l'aspect matériel du monde pour son coté spirituel. Songes, prémonitions, croyances, sentiments, tout est motivé par l'affect. Cet épisode se paye en plus le luxe d'offrir une morale, certes déjà entendu, mais extrêmement juste : l'homme peut parfois être un loup pour l'homme, quand il n'est pas son ami.

Mais je m'étale et les Bijoux de la Castafiore ne se retrouveront pas comme ça !
BoldBoy
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le 27 févr. 2014

Modifiée

le 27 févr. 2014

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BoldBoy

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