Beaucoup de chose on été déjà dite (ici et ailleurs) sur cette aventure de TT. La plupart des critiques font grief à l'oeuvre d'une certaine violence et de préjugés raciste à l'égard des noirs et des indiens.
Critiques tout à fait entendable et qui rendent la lecture actuelle difficile.
Mon propos n'est pas dans ce texte d'excuser ni de relativiser le discours de cette album mais de le situer dans le contexte de son époque de parution.
ALORS NON JE NE CHERCHE PAS A RELATIVISER LE DISCOURS D'HERGE SUR LES USA MAIS A DONNER ICI QUELQUES ELEMENTS DE COMPREHENTION QUI PERMETTENT DE SITUE CETTE OEUVRE DANS L'EVOLUTION DE LA BD.
Notons d'abord que l'histoire ne date pas de 1946 (date de la parution en album dans sa version définitive mais de 1932 (parution dans la revue pour enfant Le petit vingtième émanant du journal catholique et droitier Le XX°siècle).
Les années 20 / 30 une nouvelle conception de la jeunesse :
La fin de la première guerre mondiale voit renaitre la question de l'encadrement moral de la jeunesse dans le débat public dans une société victorieuse mais éprouvée par la saignée démographique du conflit, inquiète de son avenir.
La plupart des revues pour la jeunesse continue à s'adresser à un public socialement très segmenté soutenu par des groupes de presse fortement impliqués politiquement. Elles s'intègrent dans des réseaux sociaux très structurés comme celui des patronages de l'église catholique qui distribue Pierrot, Guignol et Lisette. Ces revues continuent à évoquer les préoccupations politiques de leur lectorat en proposant une vision du monde conforme à leur idéologie. La série « Bécassine » fustige ainsi les mutations sociales de l'époque à travers l'exemple des nouveaux riches remplaçant l'élite aristocratique et des ouvriers syndiqués qui remettent en cause une vision du monde hiérarchique, immuable, légitimée par l'immémorialité et la religion.
En 1919, l'épisode « Les cent métiers de Bécassine » met en scène une grève de cheminots et se fait l'écho des angoisses d'un lectorat catholique aisé hanté par la menace d'une grève générale ravivé par la révolution bolchévique de 1917.
Pour autant la série ne prône pas un refus radical de la modernité et s'attache à l'intégrer dans son discours. Bécassine illustre ainsi l'émergence de nouveaux usages sociaux comme l'avènement des loisirs (1925: « Bécassine au pays Basque » 1932: « Bécassine aux bains de mer »), le scoutisme (1931: « Bécassine fait du scoutisme ») et la pratique sportive (1923: « Bécassine alpiniste », 1930: « Bécassine en aéroplane »). En 1926 « Bécassine, son oncle et leurs amis » montre un groupe de paysans bretons enrichis visitant Paris, la série légitime certaines mutations sociales à la condition que celles-ci découlent de l'effort et du mérite. Un discours moralisateur s'organise, articulé selon deux axes, la mise en scène d'un modernisme encore réservé à une minorité de privilégiés mais porteuse de promesse d'avenir et la mise en place de repoussoirs sociaux facilement assimilables à la figure du mal.
Emprise idéologique à laquelle n'échappe pas le Tintin d'avant guerre issue du journal belge catholique proche de l'extrême droite « Le XX° siècle », les premières aventures du jeune reporter mettent en scène une vision manichéenne du monde où les références religieuses sous-tendent un discours fortement politisé. L'URSS est présentée comme le pays du mal absolu (1929 « Tintin au pays des soviets ») et l'Amérique apparaît comme un monde tout aussi dangereux (1932 « Tintin en Amérique ») dominé par l'argent où des élites corrompues côtoient des gangsters agissant en businessmen ; dans les deux cas le héros manque plusieurs fois de périr de manière atroce.
S'inspirant, entre autre, des écrits de Lewis Sinclair, Hergé stigmatise une société américaine qui oublie ses valeurs morales au profit de critères de rentabilités.
Si la première guerre mondiale consacre la puissance américaine et ouvre l'Europe à sa culture, les USA n'ont pas durant les années 30 la même aura qu'en 1945 quand de part son rôle durant la 2°WW elle apparait à la fois comme doté d'une surpuissance incontestable et d'un prestige de sauveur du monde libre.
Un nouveau format de héros.
Tintin apparaît comme un héros christique porteur de valeurs européennes, altruistes (il refuse tout au long de l'aventure les offres mirobolantes que lui font différents business men) ; il est attendu comme le messie par les justes et comme l'ange exterminateur par les méchants (la presse annonce son arrivée) et accomplit une œuvre de purification (il met les bandits en prison de la même manière qu'il extermine les bêtes sauvages en Afrique).
L'aventure « Tintin en Amérique » malgré une refonte au cours des années 50 conserve jusque dans sa version couleur définitive un anti américanisme virulent. La couverture présente le héros attaché à un poteau de torture indien, la première case montre un policeman au garde à vous devant un gangster et la première réplique de Milou résonne comme une déclaration de guerre.
« Tintin en Amérique » P1 2/2 :
Milou : « Prends garde Chicago ! Nous voici !... »
Sans attaches familiales déclarées (il est dépourvu de nom de famille et son patronyme n'évoque aucune origine particulière), Tintin relève du schéma de l'enfant trouvé. Comme Bibi Fricotin il entretient un rapport égocentrique à l'égard du monde extérieur qui s'assimile à une projection de ses fantasmes.
Une vision morale et politique
Les premières aventures (« Tintin au pays des soviets » et « Tintin au Congo ») voient le héros accumuler les exploits techniques invraisemblables et user d'un don de métamorphose qui le transforme successivement en singe et en girafe (« Tintin au Congo » pp 17-18 & 55). Véritables transmutations qui dépassent le simple travestissement ; dans la peau du singe Tintin grimpe aux arbres et parle leur langage.
Cependant la liberté du héros n'est pas totale et Tintin demeure prisonnier de tabous et conventions sociales qui conditionnent son comportement. En Afrique il incarne tous les aspects du progrès occidental et endosse tour à tour le rôle d'administrateur, de juge de paix, d'ingénieur des chemins de fer, et d'instituteur . Le Tintin des débuts ne cesse d'invoquer dieu et sa patrie la Belgique . À l'instar de Bécassine, il incarne l'idéal d'un ordre naturel du monde fondé sur le respect d'une hiérarchie sociale légitimée par l'histoire. L'exercice de la toute puissance de l'imagination enfantine s'exerce en fonction d'un modèle que Tintin s'applique à reproduire dans ses moindres détails, celui de l'homme occidental.
Une influence limité en France durant les années 30.
Graphiquement et dramatiquement l'œuvre d'Hergé semble n'avoir eu dans la France d'avant guerre qu'une influence limitée , sa diffusion reste confinée dans le public segmenté de la presse catholique pour la jeunesse. Son discours très imprégné de références chrétiennes stigmatise un ensemble hétéroclite de syndicalistes, de bolchéviques, d'apatrides, de juifs et de francs maçons comme autant de repoussoirs complotant contre l'unité nationale et les valeurs occidentales. Mise en concurrence avec l'idéologie laïque républicaine, la presse française conservatrice pour la jeunesse n'accuse pas le même dynamisme que son homologue belge qui concilie déjà modernisme graphique et conservatisme moral . Les directeurs de Cœurs Vaillants trouvent Tintin trop indépendant à leur goût et réclament à Hergé un héros intégré à une famille , graphiquement ils restent, au début des années 30, attachés à des formes éditoriales vieillottes (petit format, rareté des couleurs) et privilégient le texte sur l'image sans prendre conscience de la maturité acquise par le lectorat dans l'appréhension dynamique des images.
« Je me souviens que les Soviets [« Tintin au pays des soviets »] a été repris dès 1930 dans Cœurs vaillants, dirigé par l'abbé Courtois... […] Eh bien, les premières semaines, ils ont publié mes dessins en ajoutant des textes explicatifs sous les images ! Ils étaient convaincus que le public ne pouvait pas comprendre ces pages de dessins sans le moindre texte d'explication ! Je suis intervenu vigoureusement pour qu'ils cessent. »