L’auteur remarqué, et récompensé, de Mon Ami Dahmer, revient avec Trashed.
Toujours au plus près de ce qu’il connaît, largement inspiré de sa propre expérience personnelle, Derf Backderf aborde la fiction anecdotique pour raconter la difficile condition des ouvriers éboueurs au bout de la chaîne alimentaire du capitalisme – l’un de ses premiers boulots après l’arrêt de ses études. Ce faisant, il livre un roman graphique de surface qui sait habilement
écorner les valeurs d’une Amérique inconséquente
en touchant à l’universalité humaine.
Si l’américain excelle dans le comics, ce n’est pas par son dessin diront certains : trop caricatural pour eux, trop immature pour d’autres. Pourtant, il y a dans le trait de l’artiste toute sa vision de l’homme : maladroit, inadapté à son environnement, dégingandé parce qu’incertain. Les personnages de Derf Backderf traînent, dans leur démarche et dans leurs attitudes, toute la fausse candeur de l’occidental moyen, trop préoccupé par son confort quotidien pour aller réfléchir plus loin. Les décors sont détaillés, le montage et le découpage racontent le rythme long de journées interminables, met en lumière
le dégueulasse d’anecdotes un peu dérangeantes.
L’artiste maîtrise sa narration.
Alors oui, son style le cantonne à l’underground.
Ce n’est pas plus mal.
Quelle publication Marvel ou DC oserait introduire son récit en consacrant quelques pages documentaires à faire l’historique de la gestion des ordures à travers les âges, de l’antiquité jusqu’à aujourd’hui ? Derf Backderf entend partager son expérience dans le but non de se plaindre ou de faire pleurer dans les chaumières, mais bien dans le but d’éduquer, de faire réfléchir notre société à ses problèmes de surconsommation et de dégradations environnementales. Quoi de mieux alors que de replacer le contexte : l’auteur, journaliste de formation, travaille son œuvre comme un article ou un essai.
Le scénario n’est ainsi pas ce qui emporte le lecteur. Ici pas de suspense, pas d’enjeu profond dans le récit, mais la concentration chaotique d’anecdotes. Tendresse ou acidité, souvenirs scatologiques et basses opinions sur son prochain, corruption, abus d’autorité, espoir et désillusion. Derf Backderf, autour de son jeune personnage qui, ayant lâché ses études, se trouve un poste aux services municipaux pour vivre, tente
le catalogue irrégulier des quatre saisons de l’éboueur.
Dehors par tous les temps pour affronter les immondices de ses semblables.
Concerto en poubelle mineure.
Ce qu’il en ressort, ce sont bien les consciences éveillées de ces ouvriers confrontés chaque jour à l’absurdité des sociétés de consommation : le poids sidérant des ordures moyennes par compatriote, les lubies de voisins abandonnées là, à la vue de tous, sur les trottoirs, l’invisibilité de leur profession, indispensable mais comme niée. Tout ce que l’auteur raconte, c’est cette
compréhension profonde du suicide collectif à l’œuvre,
inéluctable : détruire, produire, consommer, oublier, détruire. Le sample immonde de la décadence libérale.
Les gens déposent des ordures sur les trottoirs… on les ramasse.
Jour après jour. Semaine après semaine. Année après année. Et putain,
ça ne s’arrête jamais !
Derf Backderf revient sur une difficile période de sa vie qu’il ne peut regretter : tout le monde travaille, à un moment ou à un autre, dans un univers qui le pousse alors à s’en sortir, à chercher le meilleur en lui pour dépasser l’horizon bouché qui se profile. Mais au-delà de ce dépassement personnel, intime, l’auteur jette un regard incisif sur la consommation effrénée des ménages américains, sur l’égocentrisme et l’individualisme encouragés dans le capitalisme et qui déshumanisent des hommes et des femmes préférant rester dans le cocon de leurs conforts plutôt que de se confronter à l’autre, de vivre.
Poursuivant ainsi sur un des thèmes de l’étude psychopathologique de Mon Ami Dahmer, Derf Backderf continue là
son exploration des handicaps de communication émotive,
cœur ouvert et oreille attentive, de la société contemporaine. Paradoxalement, là où le monde est à un clic de souris, les communautés où nous vivons ne nous ont jamais été aussi étrangères.
Il faut alors savoir ce que c’est que d’être mis au rebut pour comprendre autant la valeur inestimable de l’homme que l’intense nécessité de préserver son environnement.