Ce tome est le dixième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Il comprend les chapitres 88 à 97.
Les agissements de Jotaro ont attiré l'attention de tous les élèves de l'école Yagyu. Ainsi par cette belle soirée, tout le monde fait cercle autour de lui et commence à le châtier. Miyamoto Musashi s'avance et reconnait Tojaro comme son propre élève. Il voit l'occasion rêvée d'enfin pouvoir provoquer un duel entre lui et les élèves, pour tous les tuer et enfin se mesurer à Sekishusai Yagyu.
Les 4 meilleurs disciples (Kizaemon Shoda, Yozo Murata, Magobei Debuchi, et Sukekuro Kiumuro) continuent à freiner des 4 fers pour ne pas engager un combat à l'issue incertaine. Dans un pavillon proche, Otsu veille sur Sekishusai Yagyu et lui fait prendre son médicament. Il lui demande de jouer de la flute.
C'est reparti pour une lente progression dans ce donjon, non pardon, dans ce dojo. Les coïncidences sont à nouveau au rendez-vous (Otsu se met à jouer de la flute justement pendant le combat entre Musashi et les élèves) et l'évolution de la situation avance à un rythme d'escargot. Le lecteur s'est habitué à cette narration et focalise son attention sur ce qui est raconté. Takehiko Inoué doit à nouveau trouver des idées narratives pertinentes pour rendre intéressant ce long face-à-face.
Comme dans les tomes précédents, l'auteur sait prendre le temps de développer une situation. Pour le moment le lecteur n'en sait pas plus que Musashi sur les personnalités des 4 meilleurs élèves de l'école Yagyu, mais il peut déjà observer leurs réactions différenciées, et les reconnaître aisément par leur apparence (essentiellement la forme de leur visage et leur coiffure). L'investissement de concentration effectué par le lecteur dans le tome précédent porte ses fruits, et chaque combattant dispose de caractéristiques physiques et psychologiques différentes.
Ce tome est consacré à un long combat qui occupe environ 90% de sa pagination. Sans surprise, le lecteur voit Musashi Miyamoto affronter un nouveau boss (Ah non ! Pardon, 4 nouveaux bretteurs très compétents, mais élevés en dojo, et pas à l'air libre comme Musashi). Toutefois dès le tome précédent, l'auteur avait bien montré en quoi cet affrontement correspond à un nouveau palier dans l'évolution de Musashi. Ici le premier enjeu est d'éviter l'affrontement. Alors que ces 4 sabreurs ne doutent pas de leur supériorité (à 4 contre 1), ils ne souhaitent pas s'engager dans un affrontement physique.
Takehiko Inoué met remarquablement en scène ce jeu d'observation dans lequel Takezo Shinmen n'a qu'une idée (affronter le célèbre Sekishusai Yagyu pour gravir un échelon dans les niveaux de sabreur). Il met en lumière la motivation des élèves pour éviter ce conflit. Lorsque finalement les passes d'armes commencent, le lecteur prend en pleine face qu'il ne s'agit pas de savoir qui dispose de la meilleure technique, ou qui a le style plus fluide ou le plus gracieux. Ces sabreurs n'ont qu'un seul objectif : tuer l'adversaire.
Pour ces individus, il ne s'agit pas d'un jeu, d'un métier ou d'une joute courtoise. Manier le sabre constitue leur raison de vivre, non seulement en tant que métier, que compétence, mais également parce que la maîtrise de leur arme détermine s'ils survivront au prochain affrontement ou non. Alors que les passes d'arme s'engagent, le lecteur ressent un profond malaise à voir des individus se lancer corps et âme dans une occupation dont la finalité est de donner la mort.
La mise en scène de l'affrontement est tout aussi remarquable que sa dimension spirituelle. Ce tome est à l'opposé de dessins montrant des individus prendre des poses dramatiques, et porter des coups avec moult traits figurant la vitesse. Takehiko Inoué applique le même niveau d'exigence pour ces séquences, que pour le reste de son adaptation. Cette exigence joue sur plusieurs niveaux.
Pour commencer, les combattants n'évoluent pas sur une scène de théâtre vide d'accessoire. L'auteur prend grand soin de montrer l'environnement dans lequel ils s'affrontent. Ainsi Musashi Miyamoto ne se place pas n'importe où. Il prend position sur un petit pont de bois pour empêcher ses adversaires de l'attaquer ensemble (le même petit pont qui était dans la séquence d'ouverture du tome précédent). Le déplacement des personnages se fait dans des décors à la géométrie bien définie et bien arrêtée. Le lecteur peut suivre la logique des mouvements, l'évolution de leurs positions, les contraintes générées par topographie.
Ensuite, le lecteur retrouve les clichés propres aux combats de sabre : personnages s'observant longuement, échanges de regard pour s'impressionner, face-à-face immobile, coups portés soudainement avec force, etc. À l'opposé d'une enfilade de cases toutes faites, ces moments reflètent l'évolution intérieure de Miyamoto Musashi. Lorsque que le lecteur l'observe en train de se battre, il voit qu'il a gagné en confiance, la narration souligne lourdement ce point. Il voit également que Musashi a appris à observer et à analyser l'attitude des combattants, leur langage corporel. Il a acquis la compétence nécessaire pour interpréter les signes des postures de ses opposants, au point d'en deviner la nature de ce qu'ils défendent de manière implicite (la retraite de Sekishusai Yagyu).
La narration visuelle de l'artiste est très impressionnante, car à nouveau il montre plus qu'il ne dit au travers des dialogues ou des quelques réflexions intérieures. L'enjeu narratif des scènes de combat ne réside pas dans une glorification de la force virile ou de la grâce du sabreur, mais dans ce qui est implicite. De ce point de vue, toutes ces cases qui sont autant de clichés visuels redeviennent porteuses de sens dans le fil de chaque séquence. Il ne s'agit pas simplement d'un sabreur défiant les autres en se tenant immobile devant, il s'agit bien de Musashi jaugeant plusieurs facteurs du combat (de l'état d'esprit de ses opposants, aux avantages tactiques du terrain, pour anticiper l'enchaînement de la prochaine passe d'armes).
Le dernier affrontement se déroule sur 18 pages muettes, de toute beauté. Sous la plume d'un autre artiste, les gros plans sur les visages des adversaires ne seraient que des pauses au mieux pour montrer leur détermination farouche, au pire pour remplir le quota de pages hebdomadaires à fournir au magazine de prépublication. Takehiko Inoué fait un autre pari. Ces gros plans fournissent l'indication au lecteur que les sabreurs sont en train de réfléchir. L'auteur parie que le lecteur est capable de suivre le cheminement de leur pensée, sans la rendre explicite, en les déduisant des séquences précédentes, et ça marche. L'auteur parie sur le fait que l'intensité de la narration poussera le lecteur à devenir plus actif dans sa consommation des pages, à projeter ses propres attentes, ses propres idées, et ça marche. Le lecteur ne s'immerge pas simplement dans des décors dessinés méticuleusement, il se projette dans les personnages, partageant leur objectif, et se livrant au jeu d'anticiper leurs mouvements.
Comme depuis le début, la partie graphique de ce manga est remarquable. Non seulement, Takehiko Inoué est un metteur en scène d'une grande sensibilité, et d'une grande intelligence narrative pour concevoir le découpage des séquences, mais en plus il réalise de superbes cases, prises une par une (avec l'aide de ses assistants). Le lecteur éprouve un grand plaisir à prendre le temps de regarder chaque pose de Musashi, de scruter le grain du pont de bois, d'imaginer dans sa tête les mouvements des uns et des autres, effectués entre 2 cases.
Il est tout aussi séduit par des images plus calmes, comme Otsu agenouillée au chevet de Sekishusai Yagyu, ou encore le dessin pleine page où elle joue de la flute (début du chapitre 95) sur la terrasse de la maison, devant les arbres de la clairière. Chacune de ces images bénéficie d'un haut niveau de détails, avec une finition irréprochable.
Dixième tome de la série, malgré une intrigue aux rebondissements un peu mécaniques, l'auteur réalise une adaptation à la narration intelligente, mettant en lumière les états d'esprit des personnages, aussi bien que les enjeux sous-jacents des affrontements, avec des dessins d'une grande rigueur et d'une grande richesse.