Tout ce que je veux, c'est voir le sommet.

Ce tome est le douzième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Il comprend les chapitres 108 à 117.


Ce tome débute avec Musashi en train d'escalader une paroi rocheuse verticale à main nue. Il se souvient de ces derniers jours, des différents rônins qu'il a rencontrés et qu'il a mis en déroute, du fait de leur imposture, et de leur absence de réelle compétence. Après cette ascension, il se met en quête de Baiken Shishido, un rônin réputé pour sa maîtrise de la faucille à chaîne (kusarigama).


Pendant ce temps-là, Matahachi Hon'Iden (Kojiro Sasaki) a été rattrapé par Shojiro Kaï (un véritable samouraï) qui a percé à jour son imposture. Oncle Gon s'est lancé à la recherche de Matahachi qui lui a faussé compagnie, pendant que Osugi (la mère de Matahachi) suit mais avec du retard. Otsu et Jotaro sont également dans la même forêt, à la recherche de Baiken Shishido, étant persuadé de retrouver Musashi qui veut se mesurer à lui.


Takehiko Inoué surprend son lecteur en introduisant une séquence qui sort du cycle habituel (recherche d'un nouvel opposant – confrontation – sur la route encore). Le sens en apparaît bien rapidement et continue d'alimenter la réflexion de Musashi sur ce que c'est d'être le meilleur. La symbolique apparaît très littérale : gravir une paroi pour aller plus haut, c’est-à-dire réussir une épreuve et progresser vers le sommet pour dépasser les autres. Cette séquence sert à élargir un peu plus la compréhension de Musashi quant au sens de sa quête.


Le récit continue bien à montrer Musashi progressant vers son objectif de devenir le meilleur, avec le début d'une confrontation contre un nouvel adversaire en fin de tome. Takehiko Inoué développe aussi un autre aspect de son récit : les comparaisons. Il avait commencé dans les tomes précédents, en établissant le parallèle présent dans le roman d'Eiji Yoshikawa, entre Musashi et Matahachi. Le premier incarne l'individu cherchant à s'améliorer de manière honnête, grâce à ses efforts. Le second incarne la faiblesse morale, l'individu qui triche et use de subterfuges. L'une des grandes réussites de l'auteur réside dans le portrait nuancé qu'il dresse de ces 2 personnages. Musashi est un jeune homme fougueux, impulsif, un tueur dans l'âme. Matahachi s'avère être un individu aux capacités moins importantes que celles de son ami qui se heurte à sans cesse à ses limites.


Dans ce tome, la valeur des combattants prend également une autre forme. Dans un premier temps, Musashi se désole que tant de rônins soient aussi mauvais dans le maniement des armes. Il se heurte à des matamores se gargarisant de rodomontades qu'il défait en utilisant uniquement les fourreaux de ses sabres. Il combat également de prétendus bretteurs qui en fait attaquent en groupe, avec les séides qui l'accompagnent, imposant leur loi par leur nombre, plus que par leurs qualités.


Le scénariste n'oublie jamais que la quête de Musashi est d'apprendre à tuer mieux que personne, à donner la mort à son adversaire. Par contraste, l'imposture de Matahachi l'amène à trouver des solutions qui évitent paradoxalement l'affrontement physique, qui évitent la perte d'une vie humaine. Consacrer sa vie à apprendre à tuer constitue également une forme de paradoxe. Takehiko Inoué sait mettre en lumière la dimension morbide de ce métier.


Lorsque Musashi se blesse au pied, il pense immédiatement au handicap que cela constitue dans un combat éventuel. Il prend conscience incontinent que ses capacités physiques s'en trouvent diminuées et que le risque de mourir durant le prochain combat vient d'augmenter. Lorsque l'oncle Gon se retrouve face à Torajiro le lourdaud, il est choqué par la blessure qui résulte du coup qu'il porte. Quand Matahachi se retrouve face aux cadavres de 2 bretteurs morts dans un duel, il est traumatisé par la réalité de ces morts, par ces amas de chair sans vie.


La perversion de la vocation d'épéiste ressort avec encore plus d'acuité en ce qui concerne Shojiro Kaï. Ce rônin est prisonnier de son conditionnement professionnel. Ayant constaté l'imposture de Matahachi, il ne lui vient pas d'autre idée que de le tuer en combat singulier pour avoir usurpé un titre qu'il ne mérite pas. Il ne pense pas un seul instant à le laisser fuir et à le laisser supporter la honte qui va avec ce déshonneur.


Par la suite, Shojiro Kaï rattrape à nouveau Matahachi, mais il se désintéresse de lui car il repère un individu armé d'une faucille à chaîne. Sûr qu'il s'agit de Baiken Shishido, il lui court après pour se mesurer à lui, mais là encore un tel affrontement ne peut se terminer que par la mort d'un des 2 rônins, ou peut-être pire encore par une blessure grave et handicapante. Confronté à ces comportements, le lecteur ne peut que constater ce désir de mort, dont l'auteur met en lumière toute la perversité.


En feuilletant rapidement ce tome, le lecteur constate que le niveau de qualité des dessins est toujours aussi élevé, et que l'éditeur a amélioré la qualité de son édition. En effet, Tonkam a enfin imprimé toutes les pages qui le sont, en couleurs. En l'occurrence, les 4 premières pages du chapitre 116 sont en couleurs, alors qu'elles sont quasiment en fin de volume, alors que dans les précédents elles auraient été imprimées en nuances de gris. Il constate également que l'éditeur a ajouté un addenda au lexique des personnages pour intégrer ceux apparus dans le présent tome (une aide précieuse pour se souvenir quand est apparu Kohei Tjusikazé).


La qualité graphique de la narration ne montre aucun signe de baisse, et il est possible de s'extasier sur chaque page, pour une case ou pour la page entière, aussi bien pour la qualité minutieuse du dessin, que pour l'enchaînement des cases. Au gré de sa fantaisie et de ses inclinations, le lecteur sera plus sensible à un aspect ou à un autre.


Au hasard des pages, il est visible que Takehiko Inoué est à la limite du fétichisme en ce qui concerne les sandales de corde. Il les dessine avec une grande application. Il montre que Musashi met des chaussettes (celles où le pouce du pied est séparé du reste des 4 autres orteils) avant de les lacer, certainement pour indiquer une baisse de température, ou alors pour attendre que sa blessure au pied guérisse. Dans le chapitre 115, il y a même une case dédiée à un gros plan sur ces sandales que Musashi vient d'enlever pour se mettre à l'aise. Aucun détail n'est indigne de l'intérêt de l'artiste.


À nouveau, beaucoup de scènes se déroulent dans la nature, permettant au lecteur de faire une balade bien au chaud dans son fauteuil. Il remarque que Takehiko Inoué éprouve quelques difficultés à rendre avec naturel la roche de la paroi que Musashi est en train de gravir. Il est impossible d'identifier la nature de cette roche, ou même de croire qu'une telle paroi puisse présenter ce genre de surface (un petit défaut, une fois n'est pas coutume). Par contre, le lecteur tombe en arrêt devant la maestria avec laquelle l'eau est représentée, ses reflets, ses remous, son courant, ses éclaboussures. C'est splendide, qu'il s'agisse de la grève au bord de laquelle se déroule le premier combat, ou de l'eau vive du torrent dans lequel chute Osugi Hon'Iden.


Takehiko Inoué reste un maître de la mise en scène qu'il s'agisse de comédie ou de drame. Dans le premier registre, les moulinets de Matahchi (chapitre 110) sont hilarants pour essayer d'impressionner Shojiro Kaï, les sauts de cabri de Rindo sont amusants (chapitre 111). Dans un autre registre la moquerie froide la vieille (chapitre 115) annonçant que Musashi va combattre un fantôme est un grand moment d'humour noir.


Takehiko Inoué est tout aussi impressionnant dans les moments dramatiques. Lorsque Matahachi se retrouve face à ces 2 cadavres, seul dans les bois, à devoir les enterrés, le lecteur ressent de plein fouet l'horreur qu'il éprouve. Il est tout aussi mal à l'aise que lui du fait de la présence des corbeaux, des charognards sans respect pour ces morts, accélérant la dégradation des chairs. Un grand moment d'horreur gothique.


En y prêtant attention, le lecteur constate également que Takehiko Inoué continue de tester des modes de représentations différents, le temps d'une case ou deux. Il y a par exemple ce dessous de semelle d'une sandale (page 4 du chapitre 108), dont la rugosité et l'usure sont représentées par de larges traits de pinceaux (ce qui tranche avec les traits fins habituels). Il y a l'usage de trames avec des motifs courbes surimposées sur un visage, pour figurer un état émotionnel intense (par exemple sur le visage d'Osugi dans le chapitre 114), ou encore le visage tout banc d'Otsu quand elle comprend le râle d'Osugi (chapitre 114 également).


Avec ce douzième tome de la série, le lecteur ne ressent aucune baisse de qualité de la part de l'auteur. Takehiko Inoué continue d'être investi à 100% dans son œuvre, soignant le scénario, le découpage en séquences, les dessins, avec une rigueur et une minutie intenses. Le lecteur apprécie que le cycle des dojos (ou donjons) s'estompent un peu, au fur et à mesure que Miyamoto Musashi prend conscience que la réalité est plus complexe que simplement être meilleur dans le combat suivant.

Presence
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le 12 juin 2019

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