Ce tome est le seizième d'une série au long cours, qu'il faut avoir commencée par le premier tome. Elle est écrite, dessinée et encrée par Takehiko Inoué. Au Japon, elle paraît en prépublication dans le magazine "Weekly morning" depuis 1998, en noir & blanc. En France, elle est publiée par les éditions Tonkam depuis 2001, en respectant le sens de lecture japonais, de droite à gauche. Ce tome comprend les chapitres 144 à 150. Comme le précédent, il se termine avec une liste exhaustive des noms des personnages apparus dans les précédents, chacun accompagné d'une ou deux phrases synthétiques les présentant.
Jisai Kanemaki a repris son activité d'instructeur de maniement du sabre, auprès des jeunes adolescents du village. Par contre il refuse d'en faire bénéficier Kojiro Sasaki son fils adoptif. L'entraînement se déroule sur la plage, et il a tracé dans le sable, une ligne que Kojiro n'a pas le droit de franchir lors des cours. Ce dernier continue de lui demander de l'entraîner et l'attend parfois en embuscade quand il revient vers leur masure.
La bataille de Sékigahara (20 et 21 octobre 1600) approche. Kamekichi Kusanagi (l'ami de Kojiro) souhaite s'enrôler pour prouver sa valeur. Des recruteurs arrivent au village. Dans le même temps Yagoro Ito (le meilleur élève de Jisai Kanemaki, celui qui l'a battu en combat singulier) vient trouver son ancien mentor et constate les progrès de Kojiro (bientôt 17 ans), au grand dam de son père adoptif.
Déjà le troisième tome consacré à Kojiro Sasaki (et Jisai Kanemaki) ,! Le doute n'est plus permis : ces personnages sont plus que de passage, ils se sont approprié la série. Le lecteur ne peut faire autrement qu'accepter le choix narratif déconcertant de Takehiko Inoué, et s'investir dans leur histoire. En réalité, c'est déjà chose faite, car le portrait de Jisai Kanemaki (vieux bretteur) est saisissant depuis le départ, en donnant en outre une image de l'avenir possible de Musashi.
Au fur et à mesure le lecteur s'est attaché à Jisai Kanemaki et à son sort de perdant, retrouvant une raison de vivre, une place dans la société, même s'il n'est pas le meilleur dans sa catégorie. Avec ce tome, il se rend compte qu'une partie de son investissement affectif pour ce personnage s'est naturellement transmis à son fils adoptif. Il prend conscience qu'il lit ce tome avec plaisir pour découvrir le chemin de vie de Kojiro, sans aucun regret de l'absence de Musashi, un état de fait remarquable du point de vue narratif.
Le lecteur regarde donc Jisai Kanemaki remonter la pente, trouver une place dans la société, à la mesure qui lui convient (il ne s'agit plus pour lui de faire partie de l'élite des bretteurs, situation qui l'a détruit). Il le regarde également faire tout son possible pour éviter que Kojiro ne devienne à son tour un bretteur, qu'il ne consacre sa vie à apprendre à tuer, qu'il ne marche dans ses pas. Pas la force des choses, la deuxième partie du tome est consacrée à Kojiro et à sa rencontre aussi déterminante qu'inéluctable avec Yagoro Ito.
Certes le lecteur remarque facilement (grâce à la structure narrative) que Jisai Kanemaki a échoué à écarter son fils adoptif de la voie du sabre. Par contre il est plus surpris lorsqu'il se rend compte que Takehiko Inoué a anticipé la transition vers Kojiro, et sa surdité. Le chapitre 144 est raconté de manière un peu étrange, presque sans aucune bulle, sans aucun texte. Mais le lecteur est avant tout attentif à ce qui est montré, plus qu'à la manière dont cela est fait, c'est dire la virtuosité de l'auteur.
Dans les mangas, il est de coutume d'insérer des cases sans rapport directe avec l'action, dans la mesure où elles ne participent pas à la description. Il s'agit d'un élément de décor, d'un détail naturel, ou souvent du ciel, sur lequel s'attarde le regard d'un personnage. Pour un lecteur occidental, cela peut être un peu déroutant, ces cases qui "ne servent à rien". Il faut un peu de temps pour comprendre à quoi elles servent, dans quelle mesure elles servent la narration. De ce point de vue, le découpage du chapitre 144 est des plus subtils. Il commence par trois pages et demi en vue subjective, comme si le lecteur voyait par les yeux de Kojiro. Mais la dernière case de la quatrième page quitte ce mode subjectif, il s'agit d'une vue rapprochée du visage de Kojiro.
Par la suite, la vue subjective a disparu, mais le son est coupé (pas de phylactères ou presque). L'effet peut passer inaperçu. Il prend son sens dans le chapitre 145, quand Jisai Kamemaki doit se battre contre son fils, sous la pluie. Le bruit de la pluie empêche Kanemaki d'entendre les bruits habituels, de se servir de son audition pour pouvoir détecter les mouvements de Kojiro. Jisai Kanemaki se fait alors les réflexions suivantes : "Saleté de flotte ! Comment entendre quelque chose avec cette pluie ! Les pas de son adversaire, son souffle…".
Par ce biais, l'auteur remet en mémoire au lecteur, la réalité de l'apprentissage de Kojiro Sasaki, isolé des autres par sa surdité. Le seul apprentissage formalisé qui lui est donné en exemple, est celui dispensé sur la plage à ses camarades, par son père adoptif. Le seul contexte du maniement du sabre est celui qu'il voit, sans explication, sans commentaires. Sa passion et sa vocation n'en sont que plus pures, mais aussi plus terribles. En quelques pages, Takehiko Inoué a donné plus de densité aux conséquences de la surdité du personnage, que n'auraient pu le faire des pages et des pages de commentaires par les autres personnages.
Tout aussi subtil, Takehiko Inoué installe la représentation du tronc d'arbre et de son feuillage comme un leitmotiv visuel. La première occurrence se situe en page 4 : Kojiro vient d'être mis à terre par Jisai Kanemaki et il contemple le ciel, en partie occulté par le faîte d'un arbre. Dans un premier temps, cette image semble correspondre à un moment de réflexion intérieure, une pause marquant la défaite. L'artiste reproduit ce motif sur la page suivante en lui surimposant une pensée de Kojiro : "Quelle force". Le lecteur comprend alors que pour Kojiro, l'arbre constitue une métaphore de la force de son père adoptif. La solidité du tronc représente la force intérieure née de la maîtrise des techniques du sabre. Le feuillage semble représenter la capacité de l'individu à capter les signaux parvenant du monde extérieur.
Dans un premier temps, le lecteur reste dans le doute quant à la pertinence de son interprétation. Était-ce juste un moment fugace, ou fallait-il y voir une intention métaphorique ? La suite du récit permet de lever le doute. En particulier les affrontements entre Kojiro et Jisai se déroulent dans les bois à proximité de leur cabane. L'un comme l'autre des combattants va se servir des arbres comme outil d'alerte, qu'il s'agisse de l'absence d'oiseaux sur les branches, indiquant la présence d'un individu à proximité, ou du mouvement des feuilles, comme indicateur d'un déplacement d'air. D'un point de vu visuel, Takehiko Inoué continue de filer la métaphore, avec le passage des saisons qui est marqué par le dénuement des arbres, puis la réapparition des bourgeons, alors même que le visage de Jisai Kanemaki se ride de plus en plus, une autre marque du temps qui passe.
Cette première partie constitue donc un tour de force narratif, tant sur le plan de l'intrigue que sur le plan visuel, avec une métaphore imagée, filée discrètement. Le lecteur apprécie également la mise en scène du dicton anglais qui veut que "l'âge et la fourberie auront toujours raison de la jeunesse et des compétences ", Jisai Kanemaki continuant de triompher du fougueux Kojiro, grâce à l'expérience accumulée. Le lecteur peut également apprécier le vol régulier des mouettes au-dessus de la plage, comme une image représentant la prise d'autonomie de Kojiro, de plus en plus indépendant de son père adoptif. Ce motif visuel annonce la deuxième partie de ce tome.
Dans cette deuxième partie, la réapparition de Yagoro Ito (plus tard appelé Ittosai Ito) incarne l'intrusion du monde en dehors du village, une forme de retour au monde des vivants, après ces années passée dans la bulle isolée de ce petit village de pêcheurs. Le scénariste use d'une coïncidence bien pratique pour faire surgir ce bretteur à la forte personnalité qui, comme par hasard, identifie facilement Kojira, comme étant le fils de Sukeyasu Sasaki (il reprend les codes narratifs du feuilleton, employés régulièrement par Eiji Yoshikawa). Il voit immédiatement en lui un bretteur redoutable en devenir, et (les coïncidences faisant bien les choses) il organise un test brutal. À nouveau l'auteur rappelle que ces compétences à l'escrime servent à donner la mort de manière efficace, et même cruelle.
L'usage du sabre par Kojiro est d'autant plus cruel qu'il est sourd (il n'entend pas les appels à la pitié ou à la clémence), et qu'il ne comprend les codes des affrontements que par ce qu'il en a vu, avec une interprétation personnelle, sans possibilité de correction ou d'explication par le langage. Alors que cet affrontement se déroule sur 3 chapitres (148 à 150, et ce n'est que le début), le talent de metteur en scène de Takehjiko Inoué éclate à nouveau. Le lecteur ne se lasse pas de voir les combattants (Kojiro, Sannojo Takada, Denshichiro Yoshiyoka, Ryohei Ueda et Oyama) s'observer, et se lancer dans des attaques. Comme d'habitude, aucun des personnages n'est interchangeable, du fait de vêtements différents, mais aussi de langages corporels distincts, et même de manière de stratégies personnelles.
Les dessins de Takehiko Inoué confèrent une incroyable vitalité à Yagoro Ito, doté d'un regard rusé et moqueur, d'une carrure impressionnante, tout en restant réaliste, d'une incroyable vivacité, et disposant d'un ascendant psychologique indéniable sur les autres personnages en présence. À nouveau cette séquence d'attaques, d'esquives, de touches, de feintes, de parades, de contre-offensives, de bottes, d'assauts, de ripostes, de dégagements, d'estocades, de passes et de ripostes constituent un spectacle envoûtant et terrifiant, aux conséquences définitives et irrémédiables. Le lecteur voit que la vie des combattants se joue, à la fois sur le plan physique, mais aussi sur le plan psychologique.
Ce seizième tome est le troisième d'affilée consacré à Kojiro Sasaki. Loin de perdre patience, le lecteur s'implique toujours plus dans la vie de cet individu essentiel à l'intrigue, rendu encore plus vivant par le temps investi dans le portrait de son tuteur et père adoptif Jisai Kanemaki. Sous la plume et les pinceaux de Takejhiko Inoué, ce personnage s'incarne pleinement, à la fois dans son histoire personnelle, dans ses idiosyncrasies, et dans les conséquences de sa surdité. Au lieu de marteler cette infirmité à coups de dialogues répétitifs, l'auteur en montre les conséquences de manière visuelle, la rappelant au lecteur qui garde également en mémoire qu'il s'agit de l'individu dont Matahachi Hon'iden a usurpé l'identité.