Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. La première édition date de 2019. Il est l'œuvre d'un auteur complet : Nicolas de Crécy, scénariste, dessinateur et coloriste.
À l'été 1986, dans les montagnes de l'Anatolie, à la nuit tombante, Guy conduit une vieille Citroën Visa Club dont le moteur produit un ronronnement continu. Sur le siège passager, Nicolas regarde devant lui et en commentaire l'auteur précise que 1986 est l'année de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, à l'occasion de laquelle les autorités françaises avaient expliqué que le nuage irradié n'avait pas franchi les frontières. En décidant de partir pour un périple vers l'Est en voiture, cette catastrophe était suffisamment lointaine dans l'esprit des deux cousins pour ne pas refroidir leur envie. À quelques mille huit cents kilomètres au nord de l'Ukraine, ils s'arrêtent au beau milieu de nulle part, avec un ciel plein d'étoiles au-dessus de leur tête. Cela fait plusieurs heures qu'ils n'ont croisé personne. Guy éteint les phares de la voiture. Le voyage était placé sous le signe de la poésie : c'était rassurant mais inconfortable. Encore une fois, les livres rangés sur une étagère à l'arrière de la voiture ont basculé et se trouvent pêle-mêle sur la banquette arrière. Guy estime qu'ils auraient dû s'en débarrasser en Italie. Guy sort de la voiture pour se dégourdir les jambes et s'en griller une. Ils discutent de savoir où dormir : dehors par terre car ils n'ont plus de tente ou dans la voiture où ils se réveillent à chaque fois avec mal partout. Le narrateur se dit que dormir à l'air libre permet de retrouver le goût de l'existence première lorsque l'être humain était une petite chose fragile exposée à l'appétit de ses nombreux prédateurs. Souvenir lointain, il en reste ce sentiment de peur diffuse : le noir, les bruits variés d'une nature hostile, les animaux affamés aux yeux rouges, les monstres potentiels.
Il y a des chanceux, inconscients ou simplement épuisés qui dorment sans se poser de question quel que soit le contexte. Nicolas ne fait pas partie de ceux-là. Le sommeil finit toujours par arriver à l'aube. Une nuit pourrie. Nicolas et Guy ont dormi dans le sac de couchage sur le toit de la voiture. Ils se réveillent à 06h30. La journée promet d'être aussi chaude que la nuit a été froide. Ils entendent un klaxon. Deux hommes plutôt bien habillés les saluent, leur camionnette derrière eux. Ils sont intrigués par la présence de deux touristes égarés dans cet endroit au milieu de nulle part. ils regardent à l'intérieur de la Citroën, un véhicule qu'ils n'ont jamais vu. Ils rigolent gentiment en découvrant le Radar 2000 installé sur le tableau de bord. Ils retournent vers la camionnette et en reviennent avec quatre tubes qu'ils ouvrent pour faire l'article sur leurs tapis, conscients que les deux jeunes hommes ne sont pas des clients potentiels. Puis ils repartent. Guy et Nicolas reprennent leur périple dans la Citroën.
Nicolas de Crécy est l'auteur d'une trentaine de bandes dessinées, et le récipiendaire d'une dizaine de prix pour ses œuvres. La couverture annonce une virée en voiture pour du tourisme, ce qui est confirmé par la quatrième de voiture qui évoque une allure de voyage plutôt posée, permettant de ne rien manquer de chacun des kilomètres qu'offrent les routes sinueuses pour parvenir jusqu'en Asie. La dynamique du récit est très simple : Nicolas et son cousin Guy ont récupéré une vieille Citroën Visa Club et ont décidé de faire la route vers l'Asie, jusqu'à ce qu'elle rende l'âme. Ils commencent par traverser la France (Auxerre, Lyon par le Morvan, Chambéry), puis l'Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie, en direction de la Turquie. C'est donc un récit de voyage. Le lecteur reste au côté des deux cousins tout du long. Il n'oublie pas le bruit du moteur tout du long car il est représenté par une onomatopée peu envahissante, mais bien présente, dans chaque case. Il partage leur inquiétude chronique pour l'état du véhicule, inquiet avec eux quand une épaisse fumée sort du capot. C'est un tourisme un peu étrange : le narrateur dit de manière explicite qu'en traversant les villes, leur intérêt pour les merveilles architecturales étant sommaire (il parle de flemme culturelle), ils ne sortaient pas de leur Visa. D'un autre côté la narration visuelle est très agréable car l'artiste représente les paysages qui défilent. Le lecteur commence par admirer un magnifique coucher de soleil à l'aquarelle sur la première page, puis la lumière décline jusqu'à pouvoir regarder un splendide ciel étoilé quand les cousins arrêtent leur voiture. Pour le lever du soleil, le ciel prend une belle teinte orangée.
Le lecteur se rend compte que même si les dessins ne sont pas en vue subjective, il perçoit les paysages comme ces voyageurs l'ont perçu. Il regarde donc la route sinuant dans une zone désertique de l'Anatolie, le jardin de leur tante en banlieue parisienne avec la voiture au milieu, un village avec des maisons perchées dans les arbres, la terrasse en bois avec sa table à manger, les bords de route, les stations-services, les villes traversées furtivement, la Mer Noire, la propriété de la colonie de vacances. L'artiste fait la part belle à ces paysages, avec des mises en couleurs chaudes, une part importante dévolue au ciel donnant une sensation d'espaces ouverts, mais aussi des représentations détaillées de la végétation, des constructions humaines. Il ne s’agit pas d'une suite de photographies sophistiquées extraites d'un catalogue d'agence de voyage, ni d'une collection de photographies de vacances, mais de prises de vue où la voiture peut aussi bien être au premier plan, qu'un petit élément dans le décor. Il s'en dégage une forte sensation de liberté. Rien ne semble pouvoir ternir le plaisir de rouler, de voir du paysage, d'être dans des zones naturelles. En 1986, il n'y a pas de fil à la patte de type téléphone portable : les deux jeunes hommes sont réellement coupés de leur famille, sans aucune responsabilité, avec assez d'argent pour une vie frugale et pour payer l'essence, assez insouciant pour ne pas vivre dans l'inquiétude des accidents ou des mauvaises rencontres.
D'un autre côté, cette narration décontenance régulièrement le lecteur. Il n'est pas trop question des personnes rencontrées. Il n'y a pas de visite touristique, les deux jeunes gens souhaitant aller de l'avant. Régulièrement un souvenir s'invite, souvent par association d'idées, une remémoration qui vient s'intercaler, comme le souvenir de cette colonie de vacances dont les deux parties occupent 20 pages, ou encore ces 4 pages passées en haute montagne les pieds dans la neige. Le lecteur se rend également compte que l'auteur intègre des repères historiques dans son récit, généralement sous forme de référence dans le récitatif : la catastrophe nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986, Il Buffone (pour Silvio Berlusconi), Alexandre Loukachenko encore obscur directeur d'un sovkhoze, le maréchal Tito, Erich Honeker, Ramiz Alia, Nicolae Ceausescu, Gustav Huzak, Andreï Gromiko. Il ne s'agit pas de noms placés gratuitement dans le récitatif, mais de marqueurs des forces qui ont façonné ou qui vont façonner les peuples et les territoires traversés par les voyageurs.
Le lecteur relève également de nombreuses références culturelles : La cantatrice chauve d'Eugène Ionesco (1909-1994), Ailleurs (1948, Voyage en Grande Garabagne + Au pays de la magie + Ici, Poddema) de Henri Michaux (1899-1984), Le Grand Jeu de Benjamin Péret (1899-1959, écrivain et poète surréaliste), et plus discrètement (page 35) à Le baron perché (1957) d'Italo Calvino (1923-1985), sans oublier les films de Vittorio de Sica, Federico Fellini, Mario Monicelli. Ces références sont distillées au travers des 126 pages de bandes dessinées, intégrées de manière organique. Elles participent au processus de remémoration de l'auteur. D'un côté, le lecteur peut s'interroger sur l'intérêt des souvenirs de ce périple, sans développer la relation entre les deux cousins, sans s'étendre sur les impressions produites par les lieux traversés, de l'autre il conserve en tête la phrase de Denis Diderot (1713-1784) mise en exergue, et relative à la mémoire : Ce n'est que par la mémoire que nous sommes un même individu pour les autres et pour nous-mêmes. Il ne me reste peut-être pas, à l'âge que j'ai, une seule molécule du corps que j'apportai en naissant. Du coup, son attention est également attirée par une autre remarque page 31 : les détails s'estompent, il reste des séquences., des images que le temps a déformées par un système de superposition. Les moments différents qui se mélangent pour créer des épisodes nouveaux. D'autres ont carrément disparu, je dois faire œuvre de recomposition. Pages 120 & 121, le récitatif revient sur le processus chimique impliquant l'hippocampe cérébral pour mobiliser ses souvenirs et leur manque de fiabilité.
Avec ce thème en tête, les bizarreries du récit, ses méandres, ses bifurcations font sens : l'auteur ne réalise pas un reportage sur cette épopée routière. Il reconstitue ses souvenirs, et met en scène ce processus de reconstitution. Il explicite le fait que ses souvenirs sont partiels, qu'il n'a pas fait œuvre de reportage en les complétant par des recherches sur l'époque. Il ne s'agit pas non plus d'une autofiction, mais plutôt d'une réflexion sur sa mémoire, cette fonction qui assure l'unicité et la cohérence de l'individu tout au long de sa vie, même si les cellules de son corps se renouvellent, cette fonction qui n'a rien d'un outil numérique permettant d'accéder aux données stockées de manière complète, cet outil qui fonctionne avec des biais conséquents et nombreux. Le lecteur peut alors envisager cette bande dessinée comme une prise de recul sur les souvenirs de l'individu (l'auteur en l'occurrence) : il sait qu'ils sont incomplets et orientés. Il les juge donc à l'aune de de ces biais, pour les envisager comme autant d'éléments concrets sur la construction de sa personnalité intérieure. Avec ce point de vue, le lecteur comprend que la colonie de vacances dans un centre catholique a participé à façonner sa personnalité de manière durable. Il comprend que la présence physique d'Henri Michaux à moto sur la route, et sa discussion avec Nicolas sont la matérialisation de l'impact durable de l'œuvre de ce poète belge sur le bédéaste.
Ce premier tome déstabilise le lecteur qui peut ne pas percevoir immédiatement ce dont il s’agit. Il suit deux jeunes hommes dans un périple en voiture pour gagner l'Asie depuis la banlieue parisienne lors de l'été 1986. Il le fait d'autant plus volontiers que les paysages sont splendides, tout en s'interrogeant sur les digressions, sur les autres souvenirs qui viennent interrompre le voyage. Il poursuit sa lecture, sous le charme de cette sensation de liberté à parcourir des routes dans des paysages naturels, sans souci particulier. Il prend progressivement conscience de la nature du récit : un constat pragmatique sur le fonctionnement de la mémoire, et en arrière-plan une réflexion élégante sur la nature de l'individu.