Western
7.8
Western

BD franco-belge de Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski (2001)

Sur le moment, j’ai mis ça sur le compte de la jalousie. Je me trompais lourdement.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2001. Il a été réalisé par Jean van Hamme pour le scénario, et par Grzegorz Rosiński pour les dessins et le scénario. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. La réédition de 2022 se termine par un cahier de vingt pages reprenant le synopsis du scénariste pour les dix-neuf premières planches du récit, avec des études préparatoires réalisées par l’artiste.


L’homme que Nate a tué ce jour-là s’appelait Van Deer. Ambrosius van Deer. Il avait quarante-deux ans. Il venait du Kansas où son père avait créé un ranch dans les années quarante, quand ce territoire s’était ouvert aux premiers colons. Le ranch Double D Barré des Van Deer s’étendait sur 600.000 acres et comptait 80.000 têtes de bétail, un croisement de Longhorns et de vaches frisonnes importées de Hollande. À la mort de son père, Ambrosius van Deer était donc devenu un des plus riches éleveurs de l’ouest. Jess avait expliqué à Nate, que son ranch était aussi grand qu’un pays d’Europe qui s’appelle Luxembourg. Fort Laramie marquait alors la fin provisoire de la ligne construite par l’Union Pacific, le train y arriva avec seulement trois heures de retard. À l’époque, le voyage du Kansas au Wyoming durait quatre jours. Avant le chemin de fer, il aurait fallu plus d’un mois pour faire le même trajet, avec le risque permanent d’être attaqué par les Indiens ou des outlaws. C’était le 18 juillet 1886 et il faisait 35 degrés à l’ombre. Mais ce que Jess n’avait pas prévu, c’est que Van Deer ne serait pas seul. Le propriétaire descend du train avec sa fille Cathy. Il est accueilli par Jess Chisum qui l’emmène jusqu’au meilleur, et seul, hôtel de la ville où la meilleure chambre, dite présidentielle, a été réservée pour Van Deer. Chemin faisant, ce dernier rappelle à Chisum que Cathy ne sait rien de la raison de sa venue.


Après avoir laissé Cathy dans la suite présidentielle, Ambrosius van Deer ressort avec Jess Chisum qui l’emmène jusqu’à une cabane dans les bois. Il lui explique qu’il a retrouvé le fils perdu du frère d’Ambrosius. Nicholas van Deer, son épouse Margret et leurs deux fils aînés Charlie et Jimmy ont été torturés, égorgés et scalpés par des Sioux Lakotas. Ils ont emmené avec eux Edwin le plus jeune fils. Ils arrivent devant la cabane ou Jess Chisum a enfermé le jeune Edwin qu’il a retrouvé dans une tribu, et il demande si Van Deer a bien l’argent avec lui. Ni l’un, ni l’autre ne se sont rendu compte que la petite Cathy les a suivis en courant avec ses petites jambes. Chisum et Van Deer pénètrent dans la cabane : un adolescent au cheveux blancs en tenue indienne est ligoté à terre et bâillonné. Jess lui retire son bâillon, et le garçon se met à lancer des invectives en sioux. Ambrosius van Deer montre un portrait dans le médaillon de sa montre à gousset, et Edwin se met à se rouler par terre, le traumatisme remontant à la surface, à la vue du portrait de ses parents. Convaincu, Van Deer appelle un homme de main, Cole, qui était resté invisible à l’écart. Tout dégénère.


À l’annonce de cette bande dessinée ou à sa découverte, la curiosité de l’amateur se trouve immédiatement en éveil. Scénariste et dessinateur ont longtemps collaboré sur la série Thorgal qu’ils ont créée : vingt-neuf albums réalisés ensemble, de 1977 à 2006, l’artiste a continué à illustrer les aventures de ce héros jusqu’à l’album trente-six, avec d’autres scénaristes, après le départ de Van Hamme. L’horizon d’attente du lecteur se trouve d’autant plus élevé que cette histoire est parue dans la collection Signé de l’éditeur, réservée à des œuvres avec une ambition certaine. En outre les auteurs ont opté pour un titre qui sonne comme définitif : Western, soit un terme qui définit tout un genre à lui tout seul, promettant ainsi un récit qui englobe l’intégralité de ce qui fait l’essence de ce genre. De fait, la couverture tient cette promesse : une illustration évoquant une photographie, un jeune homme que la vie n’a pas ménagé, une tenue vestimentaire adaptée à une vie nomade et rude, et bien sûr deux armes à feu, l’assurance d’une violence omniprésente contraignant chaque individu à savoir se défendre, à tuer si nécessaire. Les premières pages confirment ce niveau de qualité. Des dessins mêlant traits encrés et couleur directe, pour une sensation de chaleur et de poussière, et une forte densité d’éléments descriptifs. Les cellules de texte sont copieuses, apportant de nombreuses informations, le point de vue personnel du narrateur, et un sens de destin inéluctable.


Pour commencer, le lecteur attend une reconstitution historique solide et bien nourrie, avec des images iconiques de Western. Il est contenté dès la première page avec l’arrivée en gare du train : la colonne de fumée, le chasse-buffle, un compartiment, la gare avec son quai en planches de bois, les habitants qui attendent à pied ou à cheval. Tout du long, le lecteur peut ainsi se projeter à cette époque, dans cette région du monde. La petite ville de Fort Laramie dans le Wyoming, ses constructions en bois bien alignées de part et d’autre de la rue principale en terre, le magasin général, l’hôtel au confort tout relatif, le bureau du shérif, la banque où chaque personne vient déposer son argent avec son poêle pour chauffer la pièce, la riche demeure de la famille propriétaire du ranch, le saloon, la cabane dans les bois. L’artiste s’investit avec le même degré d’intensité pour les accessoires de toute nature : les différentes tenues vestimentaires pour les hommes et pour les femmes dont les uniformes pour garder la banque, les chevaux et leur selle, les carrioles avec leurs grandes roues à rayon, les lampes à pétrole, la montre à gousset avec un portrait dans le couvercle, le râtelier à fusil dans le bureau du shérif, la baignoire chez les Dougherty, le coffre-fort, les pierres tombales assez frustes, un fauteuil roulant assez rudimentaire, etc.


Grzegorz Rosiński prend visiblement plaisir à représenter les différents paysages : la petite ville de Fort Laramie, comme les espaces sauvages. En tournant la page quinze, le lecteur découvre une peinture en couleur directe en double page, sur les seize et dix-sept. Les pins ont perdu leurs aiguilles, la neige recouvre le sol, un trappeur chaudement emmouflé avec une chaud couvre-chef avance précautionneusement raquettes au pied, avec son fusil à la main, suivi par un adolescent. Les couleurs passent du bleu au gris, pour une ambiance lumineuse entre pénombre du bois et clarté correspondant à la lumière reflétée par la neige. L’artiste a ainsi réalisé quatre autres illustrations peintes en double page : deux cavaliers contemplant les montagnes dans le lointain en page 26 & 27, deux hommes en train de creuser des fosses dans le cimetière en vue d’un enterrement en pages 36 & 37, un cavalier s’avançant dans une grande zone herbeuse après être passé sous le portique indiquant l’entrée du ranch en pages 44 & 45, une carriole avançant dans la grand-rue de Fort Laramie sous la neige suivie par des cavaliers avec des enfants jouant dans la neige en pages 56 & 57. Ces illustrations incitent le lecteur à prendre le temps de les contempler, ce qui induit qu’il se met à s’imprégner de ces grands espaces, de la nature, mais aussi de différentes facettes de la vie dans cette société, telles que la solitude, l’isolement, ce qu’apporte d’être à deux, le caractère exceptionnel d’une fête sociale en ville.


Jean van Hamme a également mis les petits plats dans les grands pour son intrigue. Après l’introduction, le récit est vécu principalement du point de vue de Nate Colton, quatorze ans au début, vingt-cinq ans à la fin du récit. Il va être amené à endosser deux autres identités, à souffrir l’amputation traumatique de son bras gauche dans des conditions épouvantables. Après quelques années d’errance, il décide de mettre à exécution son plan pour se faire une situation. Il ne rencontre pas que des personnes bien intentionnées, et sa simple présence dérange rapidement. Le destin lui joue de drôles de tours. Le scénariste veille à rester dans un registre plausible, sans coïncidence qui tirerait trop sur la corde de la suspension consentie d’incrédulité du lecteur. Les caractéristiques de l’humanité ressortent bien dans le contexte de cette ville proche de la frontière du monde civilisé : les forts profitent des faibles, racisme contre les Indiens, spoliation de leurs terres et création de réserves, usage d’armes à feu pour l’attaque de la banque, propriétaires s’enrichissant grâce au travail des ouvriers rémunérés avec des bas salaires, justice expéditive pour les voleurs de bétail (ils sont abattus à vue), et bien sûr quelques arrangements illégaux entre personnes ayant des intérêts communs, mais pas des amis, parce qu’il n’y a pas d’amis dans les affaires de ce type.


Le lecteur ne se prend pas vraiment d’amitié pour Nate Colton, même s’il éprouve une réelle compassion pour cet adolescent mal servi par la vie. Il relève qu’il est question de temps à autre de destin, ce qui induit l’orientation de la fin du récit. En ayant terminé sa lecture, il est fortement impressionné par l’honnêteté et l’habileté du scénariste qui a joué cartes sur table tout du long du récit, exposant chaque élément qui participe de la résolution, et pourtant le lecteur ne s’en trouve pas plus avancé pour l’anticiper. Dans le même temps, cet engrenage parfait fait ressortir qu’il s’agit d’une histoire imaginée et conçue pour fonctionner ainsi, ce qui attire l’attention du lecteur sur quelques moments. Il se souvient par exemple de la facilité avec laquelle Cathy, une dizaine d’années, parvient à suivre à pied, deux hommes à cheval qui ne la remarquent pas, sans parler de Cole, l’homme de main qui les avait pris en filature. Il se rappelle également la remarque de Nate à propos du trappeur Jonas : ce dernier lui a appris à fabriquer ses balles avec du plomb fondu dans des moules, sans que l’on sache où ils trouvaient du plomb en pleine forêt. À la réflexion, Hank Bass qui prend le risque de se rendre en ville dans le bureau du shérif, ça semble un peu gros également, une prise de risque inconsidérée qu’un tel voleur aussi chevronné ne prendrait pas. Enfin l’ultime révélation apparaît comme trop parfaite, sans produire l’effet voulu car le lecteur n’a pas eu l’occasion de s’attacher à Cathy Van Deer.


Un duo de créateurs comme Grzegorz Rosiński & Jean van Hamme qui s’associent pour réaliser une histoire auto-contenue dont le titre indique qu’elle incarne l’essence du Western : ça ne se refuse pas… et ça place l’attente du lecteur très haut. La narration visuelle s’avère impeccable, rêche à souhait, avec une reconstitution historique très immersive, et la surprise de ces cinq illustrations en double page, magnifiques transportant le lecteur dans ces paysages sauvages grandioses, et dans la petite ville animée. Le scénario raconte la vie de Nate Colton, jeune homme pas gâté par la vie, en évitant le ressort de la vengeance, pour simplement gagner sa place au soleil, malgré son handicap. L’histoire se lit avec grand plaisir rehaussé par l’art avec lequel le scénariste étale tout sous les yeux du lecteur, un peu obéré par quelques moments peu plausibles qu’une fin trop parfaite vient rappeler.

Presence
7
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Créée

le 27 oct. 2024

Critique lue 6 fois

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