James Bond remonte une piste le menant droit dans les griffes (tentacules plutôt) d'une sinistre organisation, SPECTRE, pendant que M se démène comme il peut contre un projet de surveillance mondiale qui signera bientôt la mort de la section 00. Bond se retrouve aussi à protéger la fille d'un vieil ennemi.
Il y a neuf ans de cela, en novembre 2006, Casino Royale cassait la baraque et établissait un James Bond avec infiniment plus de consistance qu’à peu près tous ceux qui l’ont précédé, ne lésinant ni sur la simplicité, la brutalité, ni sur les émotions en tous genre, quitte à abandonner la surenchère en humour à petites phrases et les gadgets farfelus en cours de route (Skyfall a lentement mais sûrement repris ce chemin depuis). Mais à peu près au même moment décédait un certain Kevin McClory, dans l’anonymat général auquel son obsession l’avait condamné. Il fut l’un des premiers producteurs de films à avoir voulu s’associer à Ian Fleming, l’écrivain qui a donné vie à Bond, à la fin des années 1950, mais il s’attribua bien vite la paternité de l’organisation SPECTRE et du personnage de Blofeld après de malheureuses séances de brainstorming avec Fleming sur le projet Opération Tonnerre. Des procès à n’en plus finir ont joué en faveur de McClory et n’ont sans doute pas été pour rien dans l’état de santé déclinant de Fleming (un gros buveur et fumeur en plus, ça n’aidait pas), qui décédera en 1964, quelques mois avant le triomphe en salles de Goldfinger.
De batailles judiciaires en accords divers, les producteurs historiques de la saga, Albert R. "Cubby" Broccoli et Harry Saltzman, ont pu néanmoins user du SPECTRE et de Blofeld pour quelques films jusqu’à les Diamants sont éternels en 1971, car ils avaient les droits sur les autres bouquins de Fleming où ils apparaissaient. Après 1971, Broccoli n’avait plus de possibilités légales pour le faire et a donc continué avec des ennemis "jetables" (un par film), et McClory allait bientôt se lancer dans une course éperdue pour réaliser sa propre série pour rivaliser avec eux (ce qu’il fera très brièvement, voir ici), mais toujours handicapé par la seule propriété qu’il avait, les droits d’Opération Tonnerre. Bon an mal an, les Broccoli ont bien traversé les décennies et les crises internes diverses avec quelques coups de mou, des succès réguliers voire monumentaux (Skyfall bien entendu) et pas trop de revers de fortune, honorant toujours les vœux de fin de générique «James Bond will return».
McClory et ses projets fumeux finirent dans les poubelles de l’histoire, et sa famille a fini par vendre les droits sur le SPECTRE et Blofeld à Eon productions (appartenant à Barbara Broccoli et Michael G. Wilson, la fille et le beau-fils de Cubby, les producteurs de la saga depuis 1995) en 2013, mettant ainsi un point final à l’un des plus longs feuilletons judiciaires de l’histoire du cinéma (une cinquantaine d’années mine de rien) et posant le dernier clou dans le cercueil de McClory. Ils avaient à présent les coudées franches pour faire revenir la principale némésis des premiers temps de 007, adaptée au monde de 2015, et n’ont guère perdu de temps pour l’utiliser. Voyons ce qu’il en est.
Une ouverture des plus fastueuses visuellement, un délectable et inventif plan-séquence introduisant dans une ambiance unique (la Fête des Morts à Mexico) le menu fretin qui va passer un sale quart d’heure puis Bond lui-même ainsi que sa (trop brève) conquête mexicaine d’un jour, avant de décoller avec une explosion, une poursuite et surtout un combat vertigineux dans un hélicoptère - une série de cascades aériennes des plus démentes avec moults tonneaux et retournements de l'appareil.
Un générique on ne peut plus somptueux (pas loin d’être mon préféré de tous les temps), ces images de corps (même Craig s'y est mis), de flammes, de figures du passé s'évanouissant dans le néant (dont celle de la triste fin de Vesper venant nous hanter une dernière fois) et de pieuvres subliment la chanson de Sam Smith - qui en a rendu plus d’un sceptique visiblement... Smith dit avoir écrit les paroles en vingt minutes, mais il a très certainement vu la fin du film avant, tant la chanson s’y raccorde parfaitement. En tout cas ce générique est bien plus chargé d’émotion que ne l’était celui de Skyfall - et je ne dois certainement pas être le seul à penser à un certain genre pornographique japonais à base de tentacules mais passons.
Spectre aborde deux thèmes principalement. Le grand projet diabolique du jour d’abord. Il n’a rien de foncièrement original (Big Brother encore et toujours), mais il est fort à-propos ces temps-ci, bien plus clairement que Skyfall, plus d’impact que pour ce dernier, en revenant pas à pas à la mégalomanie d’autrefois tout en restant bien plus crédible et pertinent que la "domination du monde" à l’ancienne, car la surveillance de plus en plus massive sur fond d’utilisation d’actes de terrorisme comme prétextes (coucou Charlie et la Loi sur le Renseignement – et le 13 novembre maintenant, hélas…) on baigne en plein dedans malheureusement. Et le stockage de données privées à Dieu sait quelles fins aussi. Et le MI6 menacé de disparition au profit de ladite surveillance de masse et des drones, là aussi c’est bien vu comme enjeu dramatique, de manière encore plus prononcée que la mise à la retraite forcée de M (Judi Dench) dans Skyfall. Ralph Fiennes incarne un rempart humain contre ces dérives à la perfection (dommage que dans le même temps Andrew Scott soit vraiment sous-utilisé), pas commun pour un film dit "d’espionnage".
L’autre grand thème de Spectre c’est le passé, le film a beaucoup de comptes à régler avec le passé, de manière plutôt inégale mais souvent jouissive (j'étais un peu sceptique vu la direction prise par Skyfall dans le sens où les références aux glorieux moments des films précédents et l'humour s’y bousculaient, eh bien là... c’est l’orgie des deux, soit, j’abdique, ça serait un peu vain d’essayer de tous les repérer ces renvois de toute façon - et le "gunbarrel", le canon qui suit la silhouette du héros avant qu'il tire, est replacé au tout début, changement semble-t-il réclamé à corps et à cris). L'organisation criminelle pas revue depuis plus de quarante ans en fait partie bien sûr (au passage, SPECTRE ça veut dire 'Service Pour l'Espionnage, le Contre-espionnage, le Terrorisme, la Rétorsion et l'Extorsion' - tout ceci est fort bien illustré tout du long), et l’appartenance des anciens ennemis de Bond à une même organisation depuis Casino Royale était suffisamment peu précise pour être parfaitement acceptable ici, même si ça en fait plus pour le background général et la volonté de donner une continuité aux trois films précédents que pour la vraie utilité dans l'histoire. La révélation de la vraie identité de Franz Oberhauser (Ernst Stavro Blofeld) et de son enfance avec James n’est probablement pas la meilleure partie ni la plus intéressante, mais il faut bien entamer un nouveau cycle après tout, et Christoph Waltz tient le cap avec son flegme habituel sans sombrer dans la caricature, il s’améliore même dans le final où c'est tout un pan de l'histoire architecturale londonienne qui va trinquer, histoire d'enterrer définitivement l'ère Judi Dench.
Comme pour Skyfall, Sam Mendes livre du très bon boulot de réalisation et de photographie, avec Hoyte van Hoytema pour remplacer dignement Roger Deakins (à ce propos, le 35mm c'est bien moins froid que le numérique). La poursuite à Rome en bagnoles uniques au monde manque un peu de rebondissements mais pas celle dans les Alpes autrichiennes, heureusement, spectaculaire et loufoque à souhait.
Daniel Craig habite toujours le rôle principal à la perfection, prenant toujours plus de bouteille à chaque film. Le Q incarné par Ben Whishaw a semble-t-il abandonné ses manières de petit génie prétentieux, le surcroît d'humour dont il a été doté ici lui va considérablement mieux. Naomie Harris (Moneypenny) est plus discrète cette fois-ci mais toujours très loin du cliché habituel de souffre-douleur du machisme de Bond. Monica Bellucci n'a en définitive pas beaucoup de temps à l'écran en veuve qui pleure moins son mari qu'elle ne craint pour sa vie, mais l’atmosphère de ses deux scènes est remarquablement travaillée (l’enterrement, son retour chez elle sentant sa mort venir sur fond du Nisi Dominus – Cum dederit de Vivaldi, et son thème musical à elle par Thomas Newman…). Dave Bautista en colosse impitoyable qui revient à la charge tel le Coyote poursuivant Bip Bip (comme Jaws autrefois), ma foi pourquoi pas, peu d'ennemis ont donné autant de fil à retordre à ce Bond-là précédemment. Mr. White (Jesper Christensen) trouve quant à lui une digne fin (digne pour ce genre de personnage en tout cas), histoire de boucler la boucle de Quantum.
Madeleine Swann, le personnage de Léa Seydoux, souffre un peu de la comparaison avec l’incomparable Vesper Lynd (Eva Green) de Casino Royale, pas vraiment le même calibre d’actrice, plus froide (presque une blonde hitchcockienne cela dit). Elle a des piques moins nombreuses et moins percutantes à balancer à 007, mais elle n’a heureusement pas à rougir par rapport aux deux autres des années Craig (Olga Kurylenko et Bérénice Marlohe, l’une et l’autre reflétant un gâchis certain). Elle a du répondant et sauve vraiment la mise au héros, et surtout finit le film vivante et avec lui, quand bien même ça peut paraître cliché c'est un changement des plus heureux et agréables par rapport à la triste routine de fin du Bond de Craig (deux mortes, et une qui s'en est allée).
Les vrais "Happy end" à l'ancienne se sont fait désirer depuis Casino Royale, c'est fort bienvenu et mérité en cette occasion (à bord d'un légendaire tas de ferraille à quatre roues qu'on ne veut décidément pas laisser mourir en paix qui plus est, le prototype récent de la même marque finissant bien tristement dans le Tibre), une conclusion qui se veut plus optimiste qu'auparavant. Et plus décontractée aussi, comme tout le film en vérité.