120 battements par minute est un film qui nous regarde droit dans les yeux avec une scène d’ouverture où l’on est en immergeant dans une fameuse réunion hebdomadaire de l’association Act Up. On est entraîné d’emblée au cœur d’un espace politique de débat avec des codes et des règles de conduite pour laisser chacun avoir son temps de paroles. Act Up est une association connue pour ses manifestations politiques coup-de-poing, chocs, pensées pour être prises en photos, pour marquer les mémoires, imprégner les rétines, faire couler de l’encre et susciter le débat. Le film nous entraîne dans les coulisses des prises de décision, où les stratégies d’action sont pensées dans leur mise en scène, leur impact, leurs limites.
Où s’arrêtent les limites de l’indécence lorsque les représentants du pouvoir légitime (l’association AFLS sous le gouvernement Mitterand) se complaisent dans un immobilisme ou lorsque l’industrie pharmaceutique néglige l’urgence et la nécessité d’adopter une véritable politique de transparence ? Le film bouscule le dogmatisme autour de la notion de décence en société et replace au centre du débat le rôle politique et morale de la désobéissance civile. Il nous met dans le contexte de cette époque où lutter pour la reconnaissance des malades et l’avancée médicale est le combat d’une génération sacrifiée et une affaire de vie ou de mort. Aujourd’hui le SIDA n’occupe plus autant le centre des débats et des préoccupations politiques, et semble être devenu un thème pour galas télévisés une fois de temps en temps. Il fût un temps où ces quatre lettres jetaient le spectre planant de la mort sur toute une génération à l’aune de son éveil sexuel, arrivée trop tard jouir sans entraves. Ce mystérieux mal que l’on décrit à l’époque comme le « cancer gay » frappe de plein fouet la communauté LGBT, les prostituées, les réfugiés, bref des outsiders sociaux qui semblent invisibilités par les pouvoirs publics.
Ainsi, toute une génération de jeunes homosexuels apprennent à considérer la maladie comme un accident de parcours. Cela donne lieu à des scènes extraordinairement décalées, notamment la mort de Sean où les considérations d’ordre technique et logistiques s’imposent et donnent un aspect tragi-comique à cette disparition déchirante mais attendue de tous. Le film est un témoignage touchant de cette génération décidée à danser, à baiser, à vivre à corps perdus ; qui à l’instar du couple Nathan/Sean, se livre pudiquement dans des séquences feutrées, dans une pièce hors du temps, où l’étreinte des corps laisse place à celle des esprits. Récits à corps perdus d’une innocence perdue, d’une jeunesse volée, silences lourds de sens, regards tendres révélant une blessure bien vivace.
Le film joue ainsi sur deux tableaux : la dimension très réaliste, quasi documentaire, du quotidien chez Act Up, et l’histoire d’amour entre Nathan et Sean. L’aspect documentaire du film pourrait refroidir certains, d’autant qu’il se traduit par des séquences oratoires intenses et des joutes verbales qui peuvent paraître longues. La dialectique entre le rationnel (élaboration de stratégies, débats structurés etc.) et l’irrationnel (les émotions qui jaillissent, les colères enfouies qui se réveillent) rendent ces séquences extrêmement intéressantes et permettent de mieux comprendre les motivations et les personnalités des protagonistes, tout en comprenant les enjeux en cours. On peut regretter cependant la longueur, le manque de mise en scène et le côté âpre de cet aspect documentaire.
L’émouvante histoire d’amour entre Nathan et Sean constitue le deuxième pan du film, plus romancé, moins naturaliste. Le film adopte une respiration et une ampleur dramatique intéressante, et se permet enfin d’alterner les scènes entre les 4 murs des locaux d’Act Up et les scènes d’intimité avec le couple, dès lors qu’elle commence. Une histoire d’amour qui s’installe progressivement, toute en tendresse et en révélations poignantes, en gestes discrets d’amour et de soutien. Un baisé volé, des confidences au cœur de la nuit, une main passée au tour du coup, des regards cyniques, amusés, séduisants ou incertains. Je tiens à souligner l’interprétation toute en finesse des deux acteurs principaux Arnaud Valois et Nahuel Perez Biscayart, d’un naturel déconcertant. Cette relation entre les deux amants se place dès le début sous le sceau de la tragédie, dès que l’on apprend la séropositivité de Sean. Au fur et à mesure que son état de santé se dégrade, ce dernier se sent de plus en plus déconnecté, déraciné de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. Le film montre alors des images hallucinatoires et morbides, symbolisant l’état de panique de Sean.
Hormis ces images mentales, la mise en scène sort de son dépouillement dans les scènes dansées ou les moments de manifestation. Loin d’être extraordinaires, (l’effet jeux de lumières dans les boites de nuit et ralentis, on a déjà vu), elles permettent cependant d’apporter de la diversité au film. On se souviendra de la formidable bande-son et de la scène marquante du défilé en l’honneur de Jeremie, avec sa voix-off narrant l’insurrection de 1848 dans les rues de Paris. 120 battements par minute montre ainsi que la puissance du privé (le caractère tabou et intime du cadavre) lorsqu’il devient une chose publique, démarche que l’on peut contester mais qui ne laisse en aucun cas indifférent.