"Because I never felt comfortable being poor. I just don't."
Quelle claque Paris Is Burning m'a foutue dans la gueule et dans les yeux.
Ce documentaire a définitivement marqué une transition dans ma façon de percevoir la mode. Quand j'ai eu des soubresauts de gorge devant les tenues, la prestance, la démarche de Pepper Labeja (entre autres), quand j'ai eu des frissons devant la beauté des tenues, une l'inventivité du voguing ... J'ai compris que j'aimais la mode. Pour de vrai. J'ai compris que sa superficialité n'était pas antagoniste à sa profondeur.
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“Fashion design is not about revealing or accentuating the shape of a woman’s body ; its purpose is to allow a person to be who they are. Fashion is interesting because it’s always moving. It always relates to social movement, politics and the current financial situation.” Rei Kawakubo
Paris Is Burning est un documentaire qui montre le bouillonnement artistique et culturel des communautés gay, Noires/Latino et pauvres mises à l'écart du faste des années 80. Les Ballrooms sont des lieux de compétitions de danse (notamment le voguing, popularisé par Vogue de Madonna mais dont l'icône est Willi Ninja) et de modeS, dont les catégories sont l'exacte copie de la faune sociale du New York de cette époque. Il existe des catégories telle qu' "Executive", "Schoolboy/Schoolgirl" ou "Butchqueen". Les participants qui défilent représentent une maison (simulacres des maisons de haute-couture) et sont jugés sur la qualité de leur danse, de leurs tenues/maquillage/transformation, mais aussi la façon dont ils se mettent dans la peau des catégories sociales supérieures représentées. C'est ce qu'on appelle le "realness" : se fondre tellement dans la masse de ces classes sociales, en entrant dans un magasin de luxe par exemple, qu'il serait impossible de deviner votre véritable condition.
A cela s'ajoute l'attitude, c'est-à-dire le don pour lancer des piques assasines envers ses rivaux/ennemis. "To throw shade" par des joutes verbales (hilarantes : http://www.youtube.com/watch?v=9_mPXozlU6Y) ou par son allure est aussi un autre critère capital.
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"“Fashion is a language that creates itself in clothes to interpret reality.” Karl Lagerfeld.
Car dans Paris Is Burning, les orgies esthétiques sont le moyen par lequel on incarne ces Blancs socialement, culturellement, économiquement favorisés, représentés dans les médias et les couvertures de mode. Ces classes symbolisent le Luxe, un idéal social d'autant plus fantasmé et chéri au fond de soi qu'il contraste cruellement avec le vécu et la souffrance des membres de ces communautés. Un idéal de vie. L'échappatoire, le rêve d'une nuit.
Tout en étant fiers de leur culture, tout en luttant contre leurs propres démons et blessures (rejet de la famille, pauvreté, exclusion, agressions, humiliations...), ils ont cet idéal. Fascinés par le monde des riches, ils sont reclus dans leur univers, à l'écart par fierté ou par découragement de toute "normalisation sociale" Toutefois, certains rêvent d'une reconnaissance future, à l'instar d'une Octavia Saint Laurent aux regard pétillant et triste. D'autres comme Venus, une intégration complète dans la société qui enterrerait son passé de drag et de prostitué.
Quand on sait que les 3/4 sont morts de MST, ces confessions revêtent un aspect particulièrement tragique.
Par le bais de la mode, ces marginaux hurlent leur soif et leur droit légitime de passer de l'autre côté de la barrière. Dans le même temps, ils renversent les codes du bon chic bon genre rien que dans leur démarche, à la fois un hommage et un gros bras d'honneur à la tradition haute-couture. L'audace de leur tenues est à couper le souffle. Ces défilés ressemblent à des ballets, à des bulles de rêves qui s'élèvent des quartiers sordides de New York.
Je dois dire que symboliquement, c'est très fort de voir des hommes revêtir un domaine rattaché, voire fondateur du concept de féminité, et en tirer une fierté guerrière. Ils sont plus femmes que femmes et irradient d'un glamour féroce (fierceness). Ils restent cependant conscients de la domination patriarcale et hétéro dans la société et certains préfèrent garder leurs attributs masculins parce que "Life isn't better with a vagina".
Paris Is Burning est non seulement un régal pour les amoureux de mode, mais aussi un documentaire enrichissant pour saisir la complexité des rapports de domination socio-économique, sexuelle et culturelle. Tout n'y est pas tout noir ni tout blanc.