12 Years A Slave est le troisième film du réalisateur britannique et atypique Steve McQueen. Adepte de sujets forts tels que le combat idéologique d'un homme en Irlande dans Hunger ou la passion dévorante d'un homme pour le sexe dans Shame, McQueen s'attaque ici à un sujet sensible peu abordé par le cinéma américain dans son histoire : l'esclavage. S'il est facile de se brûler les ailes avec ce sujet qui nécessite un traitement subtil et nuancé, McQueen nous livre un film magistrale et une expérience cinématographique très puissante.
Il est toujours très risqué de faire un film sur des sujets tels que l'esclavage, cependant le réalisateur réussit le tour de force de l'aborder avec un fort point de vue mais tout en gardant une certaine objectivité.
Le film évite dès le début les facilités : il n'est pas une grande fresque sur l'esclavage. McQueen se base plutôt sur l'expérience écrite de Salomon Northup, un homme libre vivant en famille à New York qui sera piégé, enlevé puis vendu en tant qu'esclave. Si son point de vue pourrait à première vue nous amener à une vision pessimiste du monde et sans véritable enjeux, le film fonctionne au contraire sur l'espoir de cet homme de retrouver à nouveau sa liberté. Homme de conviction, il essayera toujours de trouver les mots pour soutenir et motiver ses camarades esclaves qui tombent peu à peu dans le désespoir.
Alors qu'il vient de se faire enlever, la question indirectement posée est la suivante : faut-il à présent vivre ou survivre ? Si Solomon a d'abord une vision très tranchée mais tout à fait légitime qui est qu'un homme doit vivre, les événement auxquels il sera confronté ne le feront pas changer d'avis mais il comprendra qu'avant de pouvoir retrouver sa liberté et donc vivre, il doit d'abord passer par la survie.
Et ce changement de position et de discours crée une véritable empathie pour Solomon, pour cet homme qui n'hésite pas à dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, à clamer qu'il est un homme libre, à oser ne pas se laisser faire par la violence de ses ''Maîtres''. On a constamment cette sensation d'être juste derrière son épaule et de vouloir le soutenir afin de lui dire qu'il n'est pas seul. Cette liaison directe avec le spectateur, McQueen va jouer dessus. En effet, comprenant qu'il n'aurait pas gain de cause, Solomon rentre dans le rang et met sa dignité dans sa poche, encaissant à la manière des autres les crises d'hystéries de ses ''supérieures''. On éprouve alors une certaine frustration car on ne désire pas que Solomon tombe à son tour dans le désespoir, si quelqu'un peut s'en sortir on sent bien que c'est lui.
Mais ce sentiment sera vite annihilé car Northup choisit la stratégie de reculer pour mieux avancer.
McQueen condamne clairement l'esclavage. Cependant il ne le condamne pas gratuitement car il nuance constamment le rapport hiérarchique entre les blancs et les noirs à cette époque. Pour lui, les noirs ne sont pas que des victimes et les blancs les plus racistes peuvent créer de l'empathie. Et cette objectivité est l'un des points fort du film car McQueen ne porte aucun jugement sur ses personnages : il les présente comme des êtres humains, avec leurs qualités et leurs défauts.
Les esclaves ne sont pas représentés comme on pourrait s'attendre. En effet, le film ne tombe pas dans la facilité en les présentant comme un groupe solidaire face à l'esclavagisme : chaque esclave a presque sa propre perception de sa situation et chacun veut s'en sortir à sa manière. En témoigne notamment cette séquence terrible où Solomon couche froidement et sans désir personnel avec une esclave afin de lui procurer quelques plaisirs oubliés, ou encore lorsque la jeune Patsey vient presque lui implorer de l'étrangler afin de mettre un terme à son calvaire. Du coup, cet individualisme donne au film une dimension très réaliste qui fonctionne efficacement.
Le traitement des ''blancs'' n'est pas non plus linéaire. Certains personnages tels Tibeats et Edwin Epps sont présentés comme des monstres, ils prennent un plaisir inhumain à maltraiter les esclaves, qui sont ''leurs propriétés'' et donc susceptibles d'en faire ''ce qu'ils veulent''.
Tout comme le vendeur d'esclave, Freeman (à noter le jeux de mot volontairement paradoxale du nom qui renforce l'antipathie), lequel ne recule devant rien et n'hésite pas à comparer la valeur de son cœur à celle d'une pièce de monnaie. Cependant ces personnages ont une autre facette et permet au film de ne pas tomber dans un aspect lourd et moralisateur. En effet, étant présentés comme des êtres détestables, on crée paradoxalement de l'empathie envers eux. Tibeats essaie piètrement de punir Solomon uniquement pour récupérer un peu de fierté, on éprouve de la peine pour lui. Pour Edwin Epps, c'est encore plus subtil car en dehors de son aspect démoniaque, on découvre que sa femme ne vaut pas mieux et est même pire, lui imposant de punir à tout bout de champ pour garder une autorité qui n'est jamais entravée. Il lui est souvent soumis, tout comme il est soumis à l'amour incontrôlable et destructeur qu'il porte envers la jeune esclave Patsey, il ne peut s'empêcher de lui faire du mal car il ne comprend pas qu'il est amoureux d'elle. Le film démontre intelligemment et subtilement la part de faiblesse qu'il porte au fond de lui, ce qui le rend tout simplement humain. Le personnage de Ford évolue aussi sur ces deux registres : autant il est partisan de la hiérarchie blancs/noirs (il ''purifie'' ses esclaves à coup de bible), autant il apporte plus explicitement un brin d'humanité dans le début du récit.
Mais s'il est bien un personnage qui va changer la condition de Solomon, c'est Bass : un homme libre, abolitionniste convaincu et démocrate devant l'éternel qui estime qu'aider un homme conditionné comme Solomon est un « Devoir » et qui apporte une fraîcheur très appréciable.
La mise en scène de McQueen est beaucoup basé sur le visuel et la sensation. 12 Years A Slave est est dans cette droite lignée car le mot « Sobriété » n'est définitivement pas connu pour notre réalisateur.
Disposant d'un budget plus conséquent, McQueen réussis le tour de force de garder une véritable identité personnelle. On a cette sensation importante qu'il s'adresse directement à nous et cela fait du bien. En présentant la première scène de torture de Solomon en un seul plan long, le ton est donné : le film n'échappera pas à la violence du sujet. Et là où le film est brillant, c'est qu'il ne fait pas durer ces plans de torture pour faire durer : le dispositif mis en place produit un effet ''cocotte-minute'' qui fonctionne à merveille. On est comme scotché, impossible de détourner les yeux et nous ne pouvons relâcher notre tension par le biais d'un cut. Ce dispositif crée ainsi une ambiance très puissante, qui prend au tripes et qui s'effacera difficilement de nos mémoires.
Le film est accompagné par les partitions efficaces et légères du génial Hans Zimmer, bien que certains thèmes rappellent par moment un peu trop ses compositions sur La Ligne Rouge de Terrence Malick. Mais à ce stade là, ce n'est qu'un détail.
Un bon film nécessite de bons interprètes, 12 Years A Slave n'échappe pas à cette règle avec son casting riche qui ne contient aucune fausse note.
Chiwetel Ejiofor a enfin trouvé le rôle de sa vie et est un prétendant sérieux à la prochaine cérémonie des oscars. Sa prestation est impressionnante et mérite reconnaissance. Le film est enrichi de seconds rôles tous très justes : Paul Dano est comme à son habitude génial dans son détestable rôle d'homme lâche, Benedict Cumberbatch est très juste et crédible en bourgeois tiraillé froid mais réfléchi, Michael Fassbender est parfait entre ses crises de nerfs tyranniques et sa faiblesse jouée tout en subtilité et Lupita Nyong'o irréprochable en double victime. Et enfin Brad Pitt est brillant : il dégage une très grande force à travers son regard calme face à une austérité très pesante, en témoigne cet échange avec Michael Fassbender sur leur position par rapport aux esclaves : cette scène est l'une des plus fortes du film car elle correspond à une attente que nous entretenons tout au long du film, celle de la remise en question.
12 Years A Slave est un très bon film. Il traite à la fois d'un sujet sensible avec une forte légitimité et il commence déjà à poser les bases de la future société américaine : le libéralisme et notamment le capitalisme, visible à travers le transfert de Solomon chez Edwin Epps afin que Ford éponge ses dettes. En ne précisant volontairement pas d'indication temporelle, le film gagne indéniablement en efficacité car on ne sait pas quand arriveront l'échéance des douze années, ce qui nous plonge beaucoup plus intensément dans le suivis du personnage de Solomon. Le film se termine alors sur un instant dramatique certes un peu facile mais qui agit comme une véritable libération.