Sans doute l'un des films les plus éprouvants qu'il m'ait été donné de voir depuis longtemps.
Deux heures quasiment dénuées de tout milligramme d'espoir - seule la présence providentielle d'un Brad Pitt aux allures de bon samaritain sauve le film de la noirceur complète.
Nous savons tous que les Etats-Unis ont une histoire cruelle et sanglante - quel pays n'en a pas ? (Hormis le Tibet, je ne vois pas). Mais avoir appris au lycée quelques dates clé de l'histoire de l'esclavage et voir portée à l'écran sa violence absolue dans toute sa crudité, sa réalité, c'est autre chose.
L'histoire de Solomon Northup - bien réelle - est terrifiante. Elle nous raconte la tragédie d'un homme libre, vivant heureux avec femme et enfants qui, du jour au lendemain, à la faveur d'une fâcheuse rencontre, va se retrouver vendu à plusieurs négriers successifs. La cruauté des esclavagistes va crescendo : de Mr Ford (incarné par le si charismatique Benedict Cumberbatch), le seul à se soucier - provisoirement - de la séparation d'une femme avec ses enfants - à l'odieux M. Epps (sous les traits de Michael Fassbender, décidément toujours parfait dans les rôles de détraqués), Solomon (devenu entre temps Platt - et ce changement de nom dit bien la dépossession allant jusqu'à la perte de l'identité même de l'esclave) va vivre une descente aux enfers comme on ne pourrait en souhaiter à son pire ennemi.
Les scènes monstrueuses ne manquent pas et m'ont rappelé une phrase bouddhiste disant que l'Humanité connaîtrait sa fin le jour où l'Homme deviendrait insensible à la souffrance de l'autre.
Cette scène où les esclaves sont exposés nus, vantés par les vendeurs comme du vulgaire bétail.
Cette scène où Eliza est séparée de ses enfants, pour être vendue dans un hurlement.
Ces scènes de violence permanente (celle la semi-pendaison, celle du fouet exigé jusqu'à ce que le corps ne soit plus qu'une plaie ouverte)...
La succession - parfois excessive - de ces moments cruels fait de 12 years a slave une expérience bouleversante, qui vous fracasse les tripes, vous interroge sur votre propre humanité - et achève de vous convaincre du scandale que peuvent représenter aujourd'hui les manifestations des suprématistes blancs à Charlottesville et ailleurs.
Il y a heureusement ces rares instants de chant, ce Dieu qu'on appelle, cette transcendance qui sauve du désespoir - Oh, roll, Jordan, roll - et qui m'a fait plusieurs fois penser aux racines du gospel dans les champs de coton et aux longues plaintes de Nina Simone, son Strange fruit qui font tant écho à ce film..
Impossible de pas pleurer, avec la régularité d'un métronome, sur ces moments où l'humanité semble s'être absolument perdue, où ne règnent que la terreur et l'abjection, où les maîtres s'autorisent toutes les monstruosités sur leurs propriétés.. Comble de l'horreur, ces esclavagistes sans pitié et sans âme sont les premiers à jouer les prédicateurs de pacotille, à mettre en garde contre la fureur de Dieu qui viendra punir les hommes non vertueux !
(Vraiment l'hôpital qui se fout de la charité.)
Chiwetel Ejiofor incarne un Solomon à vous briser le coeur, à vous fendre l'âme, un acteur capable de rester de longues minutes seul à l'image, écoutant le chant du vent, avec ses grands yeux pleins de larmes pour seule fenêtre sur ses émotions : j'ai trouvé cet homme d'un charisme fou. Et que dire de la belle Patsey, héroïne meurtrie sous les traits de la sublime Lupita Nyong'o, appelant la mort de ses voeux pour mettre fin à son calvaire ? La bonté, l'innocence sont formidablement incarnées, tout comme la cruauté, la malveillance : Paul Dano, en écœurant contremaître, livre une prestation radicale, nouvelle preuve de son talent.
J'ai pensé au tournage, j'ai pensé à toute cette violence que les acteurs ont dû jouer, la faisant subir, la subissant, prenant peut-être soudainement conscience dans leur chair de l'histoire de ce continent, pleine de sang, de fureur, de massacres, de viols et de génocides (qui n'ont pas grand-chose à envier au nazisme)...
Ce sol gorgé du sang de tant d'innocents, à quels fruits peut-il donner naissance ?
Chef d'oeuvre radical, devoir de mémoire dérangeant, d'une cruauté insoutenable - mais film inoubliable et nécessaire, soutenu par des acteurs brillant par leur courage ou leurs ténèbres...
A voir absolument.