13 lacs. 13 plans fixes de lacs. Pour chacun de ces lacs une ligne d’horizon séparant l’écran en deux parties plus ou moins distinctes, ciel et eau. Le cinéma de James Benning remplace l’œil humain, celui qui apprivoise l’espace dans sa durée réelle, celui qui se crée un monde avec ce qu’il a devant lui, ou ce qu’il entend, ce qui n’est pas forcément visible. L’œil est donc la caméra. Et notre œil voit ce que la caméra produit comme image en temps réel.
Dans chacun des lacs, les éléments acquièrent une importance fondamentale, ils l’accompagnent, le guident, lui offrent une lumière singulière, un mouvement bien à lui, une température, une ambiance. C’est un lever de soleil sur le Jackson Lake, son coucher sur le Lake Powell. Une fine pluie silencieuse sur le Moosehead Lake, le mouvement des glaces éparpillées sur le Lake Superior. Une légère ondulation sur le Lake Winnebago, de minces vagues qui se cassent sur les bords du Lake Oneida. C’est aussi parfois un simple mouvement des nuages, discret ou non, un orage qui gronde au fond ou encore un léger changement de luminosité.
Dans une majorité de ces lacs, une présence humaine. Discrète comme lorsqu’un avion au loin couvre le chant des oiseaux autour du Great Salt Lake. Evidente mais hors champ quand un train franchit un passage à niveau derrière nous. Lointaine mais remarquée avec ces coups de feux en écho récurrents, comme si l’on était près d’un lieu de chasse, aux abords du Crater Lake. Un paquebot de marchandises qui traverse lentement l’écran et le Lake Superior, avant qu’un autre bateau, cette fois-ci de tourisme, ne traverse le Lake Powell, beaucoup plus rapidement, nous offrant quelques secondes plus tard une ondulation de vagues plus forte. Un pont qui file vers l’horizon, le passage des voitures, mais nous sommes trop loin pour véritablement pouvoir y prêter une attention. Ou carrément un balai de jet ski qui tracent des lignes, apparaissent au loin avant de disparaître puis réapparaître sous nos yeux avec un bruit de moteur couvrant intégralement l’immensité du Salton Sea.
Certains lacs fascinent plus que d’autres, m’emmènent si loin que j’aimerais en profiter davantage, les observer encore, apprivoiser leur respiration, l’espace, y trouver cette énergie qui se cache. J’aime beaucoup le tout premier lac qui nous est offert, le Jackson Lake, incroyablement doux, berçant, laissant peu à peu la lumière du soleil investir les flancs blancs des montagnes de l’autre côté du lac. On voudrait s’y baigner. Plus tard, le Crater Lake est impressionnant. Un horizon surplombé d’une épaisse colline verdoyante, puis plus loin des montagnes plutôt menaçantes, se reflétant dans une eau claire et immobile offrant une symétrie absolument parfaite à l’écran. Très peu de mouvement, seulement des bruits. Les oiseaux puis les coups de feux. Un écho incessant. Mais toujours cette sensation étrange quant à cette image visible. La symétrie se met à disparaître, pas réellement, juste dans l’imagination. On a l’impression d’y voir un morceau de terre perdue en plein ciel, on se croirait soudainement dans un Miyazaki. Et toujours cette partie terreuse, grise qui menace ces arbres, cette vie, la lumière. Comme un corps laid qui tente de menacer un doux visage. Le Lake Winnebago offre lui aussi un mystère fabuleux, sans doute le plus pure de ces treize lacs. Une eau immobile, un ciel qui l’imite. Une couleur rose vers l’horizon. Quelques bruits d’animaux. On ne sait pas si le jour se lève, s’il se couche. Ces quelques minutes m’ont rappelées celles des premiers et derniers plans du film de Carlos Reygadas, Lumière silencieuse, titre que l’on pourrait d’ailleurs offrir à ce lac.
Et puis il y a des lacs plus mystérieux, qu’il est difficile d’appréhender ni de définir. Ils sont inquiétants comme le Moosehead Lake doté d’une ligne d’horizon quasi invisible dans sa nuance de gris. On dirait un Turner en noir et blanc. Il y a cet orange lointain sur le Lake Okeechobee qui ne vient pas, progresse, laisse échapper un rideau de pluie qui n’arrivera pas non plus. Ou alors c’est un simple reflet sur le Great Salt Lake qui empêche de se concentrer pleinement sur cette île mystérieuse, bout de terre flottant au beau milieu de l’écran. Et plus que les autres le Lake Iliamna et son vent violent, qui prend sa source derrière nous, soulève des particules d’eau et s’en va disparaître vers la base des montagnes polaires en face. Même le bleu de l’eau ici est mystérieux.
Tous ces lacs ont quelque chose de beau, de fascinant, parce qu’ils sont montrés comme si nous les regardions en temps réel, comme s’ils étaient des peintures en mouvement. C’est un délice d’assister à ces treize magnifiques spectacles pendant plus de deux heures…