Il y a chez Spielberg un moment fugace où il capte de façon subliminale et avant qu’il ne s’effondre le grand rêve néo-hollywoodien sous l’espèce d’un procédé d’anamorphose. Ça tient à très peu au fond : c’est la station balnéaire de Jaws avec ce format qui comprime ciel et mer dans le fond de l’image au point que le requin devient très exactement la figuration d’une tension entre angoisse de confinement et peur de l’espace. C’est la voûte étoilée de "Rencontres du 3e type" qui s’ouvre et rend à la Terre ses vraies dimensions, celles d’une petite montagne de glaise dont la forme hante le personnage jusqu’à envahir son espace et sa vie entière. C’est un format : le 2.35:1, qui reprend aux formats panoramiques de l’âge classique (du Vistavision de Vertigo au format 70 mm d’Alamo) cette magnificence de l’image en couleurs qui donne tant de prix au travail des grands artisans d’Hollywood. C’est comme si un pont s’établissait entre les années 50 et les années 70, il y a à la fois une persistance et une transformation. L’image enregistre le monde transformé mais il y a encore une continuité. La modernité importe sa dureté dans l’espace codifié de la forme classique. Jaws au fond est un western. 1941, une comédie musicale. Sortant du pénible visionnage de Tintin, m’apparaît très clairement ce qui rapproche les deux films et l’évolution qui aboutit à l’anti-cinéma absolu de notre immédiat contemporain. Dans Tintin, c’est le capitaine Haddock qui résume : quand on a un obstacle en face de soi (un mur de pierres), la meilleure façon de le franchir c’est de le défoncer. Cet éloge de l’anti-subtilité s’accompagne d’une justification qui consiste à refuser toute idée d’échec et d’autocritique. On a la très nette impression alors que c’est le réalisateur qui parle et commente à travers son personnage le désastre dont il est responsable. Même si c’est sous la forme du déni, il devient manifeste qu’il s’autorise ainsi à produire de la merde parce qu’il se veut désormais affranchi de tout esprit critique, de toute entrave.
Or, et c’est là la différence avec 1941, il y a encore dans 1941 quelque chose qui (littéralement) le cadre. Cette chose qui est un ensemble de choses, un système, est ce qui permet au déluge visuel d’exister, de s’accrocher à de la matière, c’est-à-dire à de la contrainte. L’image est encore à ce moment là physique (ce que le numérique a radicalement remis en cause). 1941 est un jeu de massacre comme l’est Tintin mais la différence est que l’un accomplit ce jeu dans le respect d’un esprit de contrainte dont il hérite et qui en fait un film de cinéma tandis que l’autre s’en dégage radicalement. La différence est en fait telle qu’elle permet de départager deux mondes qui décrivent une sorte de trajectoire fatale du cinéma. Le numérique de Tintin n’appelle qu’une déréalisation qui aboutit beaucoup plus sûrement que le jeu de massacre à détruire le film. La recherche de la virtuosité, le cinéma comme une mécanique sans chair, comme un déluge visuel gratuit font de 1941 pour certains (les amateurs du Spielberg conteur d’histoires) un ratage intégral. Mais il faut voir ce qui a changé depuis. Le format de 1941 (ce format idéal de Cinémascope) s’accordait non seulement avec un esprit de monumentalité (Death Valley, mer, Hollywood Boulevard) mais avec un souci de formalisme déjà présent dans Jaws et "Rencontres du 3e type" : façon très graphique de composer le cadre, éclairages privilégiant les ambiances (très tamisés, profusion iridescente des néons dans Hollywood Boulevard), énergie du montage, multiples figures de style (plan-séquence, montage alterné, multiplicité dynamique des angles), mise en scène dynamisée par l’action sous toutes ses formes (chorégraphique, catastrophique, guerrière).
Dans Tintin tout cela n'existe plus, déjà parce que le lieu n’existe plus : il est remplacé par de la pure représentation (ce qui autorise de transformer le désert en mer parce que Haddock fait l’évocation de son ancêtre). Tout paraît gratuit, offert à l’absence d’obstacle : si la caméra veut faire 2 saltos arrière pour accompagner une feuille qui vole au vent, elle le fait. Avec son côté régressif et bête le syndrome "parc d’attractions" de 1941 prend un côté presque stimulant en comparaison. Tintin transforme ce syndrome (qui pouvait prendre dans 1941 une valeur subversive comme en témoigne la réception à sa sortie) non pas en projet de film mais en projet de cinéma. La faute en incombe à l’IMAX, ce format monstrueux conçu pour absorber le spectateur et le soumettre à un pur régime de perceptions. Tintin, comme n’importe quel autre blockbuster 3D d’aujourd’hui, confie à peu près tous ses arguments à ce format et à son principe d’absorption. A la place d’un cinéma de signes on a un cinéma d’impact totalement antithétique, remettant en question tout l'équilibre d'une syntaxe basée sur le plan : le plan comme objet, comme principe de tension, comme premier élément dramaturgique et formel. Seule compte une recomposition permanente de l’image qui permet de multiplier les mouvements dans un épanchement obscène de virtuosité gratuite. L’espèce de rapport au burlesque que Spielberg essaye sans doute de retrouver prend du coup un tour totalement aberrant parce que le film se résume au fond à un grand chantier de destruction d’objets qui n’existent pas. Tout cela prend un tour affligeant quand on voit comment un tel massacre peut recueillir la bénédiction de critiques ayant perdu tout repère (Les Inrocks pour ne citer qu’eux). Si c’est ça l’avenir du cinéma (comme j’en ai peur), je crois que l’avenir est définitivement derrière nous.