C’est avec ce film que le Roumain Cristian Mungiu entrera en grande pompe dans le monde du cinéma d’auteur et s’y fera une place durable.
Baccalauréat et le récent R.M.N. (dans une bien moindre mesure Au-delà des collines) ne feront que confirmer son considérable talent de réalisateur qui le situe aux côtés de grands noms : Nuri Bilge Ceylan, Andrey Zvyagintsev ou encore les frères Dardenne, entre autres. Sa mise en scène classique rappelle d’ailleurs ces derniers : caméra au poing, de longs plans-séquence ponctués de dialogues denses, des hors-champs très maîtrisés, une réalité oppressante.
Les hors-champs méritent à eux seuls une réflexion. Mungiu joue très intelligemment sur la dialectique visible/caché (dit et non-dit également, mais c’est une autre question), principalement à travers le corps féminin. Dans les douches et les chambres de la résidence universitaire, lieux de l’intime que sa caméra pénètre pudiquement et respectueusement, il dissimule les parties érotiques des belles jeunes femmes (leurs seins, leur pubis), nous plaçant ainsi dans la position du regardeur au désir naissant, voulant en voir plus. Il nous rapproche de la sorte non seulement de la figure du petit copain qui la désire fortement (dans les couloirs de la fac), voulant aller plus loin en l’amenant dans sa propre chambre (qui se révèle être le lieu d’une intimité fragile, étant donné que la porte n’a pas de loquet et que la mère y entre et interrompt leur moment personnel) mais aussi de la figure du docteur qui, dans l’intimité de la chambre d’hôtel, close cette fois-ci, a accès aux corps de deux belles jeunes femmes dont il peut explorer l’intériorité (comme le vagin de l’étudiante, filmé en hors-champ), bien qu’il n’en ait pas vraiment le droit. En nous positionnant ainsi dans la peau (ou plutôt dans l’esprit) des personnages, Mungiu prétend interroger notre pensée et nos comportements et nous responsabiliser face à nos actes : désirer « légalement », comme petit ami, avoir des rapports sexuels mais avec le devoir d’en assumer les conséquences (et donc découvrir conjointement le fœtus mort) ; désirer « illégalement », en abusant de son pouvoir, et risquer la punition, morale ou physique (le couteau pris dans la valise par l’étudiante).
La mise en scène de Mungiu traduit une intelligence remarquable. Il excelle dans l’art de la suggestion et ouvre de nombreuses portes dans le scénario qui nous laissent à supposer beaucoup de possibilités. Cette haute capacité à rendre le spectateur actif, l’incitant et l’obligeant à réfléchir, n’appartient qu’aux plus grands réalisateurs. L’écriture des personnages, tous responsables, voire coupables, est riche de nuances, de profondeur, de complexité. Sa réflexion sur la question de l’avortement bénéficie de la même complexité : Mungiu ne prend jamais parti mais cherche plutôt à démontrer les lacunes de chaque point de vue (d’un côté le manque d’encadrement légal et médical pouvant conduire à des drames, de l’autre le manque de responsabilité des potentiels parents qui ne prennent pas de contraceptifs pourtant commercialisés sur le marché noir comme les cigarettes ni ne prennent de précaution pendant l’acte sexuel, concrètement lors de l’éjaculation). Puis en arrière-plan, le pays communiste souffrant de restrictions (alimentaires et autres), où l’exercice du pouvoir totalitaire est appuyé par un contrôle collectif, à la mentalité matérialiste et classiste héritée paradoxalement dénoncée par Marx.