"Je peux te raconter une histoire ? demande Ilsa à Rick. Mais je n’en sais pas encore la fin." "Raconte quand même, répond-il. Tu en trouveras peut-être une en chemin." Ces mots échangés entre les protagonistes de Casablanca pourraient aussi bien définir l’odyssée du film, véritable mythe cinématographique né d’accidents, de choix faits à l’aveuglette, de réajustements permanents, de décisions prises au jour le jour ; en bref, d’une heureuse conjonction de circonstances. Prenez deux vedettes que rien ne rapproche sinon un écœurement commun pour leurs contrats respectifs, un réalisateur dirigiste et fort en gueule qui insulte la terre entière, un producteur égomane qui joue aux luttes de pouvoir avec les patrons d’un studio. Brassez le tout (mais que cela reste en famille), laissez décanter quelques instants, servez chaud. Vous obtenez ceci : l’une des œuvres les plus emblématiques et immortelles jamais engendrées par le septième art. Objet d’un culte n’ayant cessé de s’affirmer au cours de plusieurs décennies de vénération populaire, elle appartient à un folklore prestigieux né du rayonnement du star-system, d’une technique de fabrication longuement mise au point par la Warner et des souvenirs d’une littérature typiquement américaine où les héros désillusionnés d’Ernest Hemingway jouaient un rôle déterminant. C’est une création qui participe à l’effort de guerre et à la propagande antinazie mais qui n’en est pas moins élaborée à partir d’une imagerie typique des années trente : l’importance considérable des personnages de second plan découle directement du réalisme des séries sociales de la firme, et le cadre exotique, bien qu’il soit traité avec un maximum d’économie et la volonté de concentrer l’action en un lieu unique, rappelle de façon très nette les reconstitutions oniriques chères à la Paramount, où brillait alors Josef von Sternberg. Que l’on ne sache clairement définir la part de Michael Curtiz dans la genèse de cette réussite absolue, sans doute faut-il y voir le parfait exemple du travail de director hollywoodien, longtemps considéré comme le coordinateur des activités d’une équipe et non comme un auteur ayant à exprimer une vision du monde. Peu importe, Casablanca est un film qu’on peut dire aussi bien d’Humphrey Bogart, d’Ingrid Bergman, des scénaristes Epstein et Koch, du compositeur Max Steiner ou du dernier des électriciens de plateau. Plus encore, c’est un film de vous et de moi, que l’on a tous réalisé et que l’on s’est tous approprié.


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Le cocktail en est connu, inapte à l’analyse rationnelle mais surnaturellement porté par cette magie de l’écran qui, lorsqu’elle s’exerce dans un tel état de grâce, est capable de transformer l’improbable, parfois même le ridicule, en principe élémentaire d’ensorcellement. Casablanca donc, cité cosmopolite et plaque tournante pour les réfugiés de tous pays, entre l’armistice de 1940 et le débarquement allié en Afrique du Nord. Un bariolage d’accents divers, des éclairages confinés, des ombres noires sur du blanc pur : le Maroc devient ici un vaste plateau où s’alignent, comme des fleurs de serre, toutes les mythologies de la Warner Bros. Espions, indics, agents doubles, résistants, baroudeurs s’y agitent et marinent dans les eaux de la France libre. On y consomme peu de thé à la menthe mais beaucoup de champagne, autant de whisky et le cognac coule à flots. Dans ce décor islamisé très couleur locale, un truand désabusé retrouve une grande dame qu’il aima naguère et dont il respecte infiniment l’époux. Une noblesse cornélienne lui servant à dominer ses sentiments, il aide le couple en fuite, traqué par la police allemande, à s’envoler pour Lisbonne. Il entraîne même le capitaine vichyste plus ou moins collaborateur à changer de camp et à se retourner vers l’ennemi. L’ambiance ambiguë du monde interlope hérité du film noir, le carrefour des passions idéologiques et privées que représente le grand port méditerranéen, l’humour acerbe et désenchanté qui vient s’inscrire dans un contexte trouble réunissant les collectivités en transit en une commune dérive, les affrontements indécis entre "bons" et "méchants", groupes aux frontières poreuses soumis à des définitions fluctuantes, tous ces facteurs contribuent à une même puissance d’attraction. Pour Curtiz, il est indispensable que la négligence de la réalité ne vienne plus contredire l’exactitude scrupuleuse de la fiction. C’est ainsi que ce qui relève du cliché revêt une dimension magnétique, que l’improvisation féconde et les louvoiements de l’action exaltent une irréductible soif d’idéal, que les notions instables d’incertitude, de hasard, de tromperie et de bluff finissent par concourir à une authentique morale de la vérité. Autant de paramètres ayant fait de Casablanca l’endroit le plus légendaire qui soit, un espace de rêve propice à l’Aventure éternelle.


En premier lieu, des personnages inoubliables qui semblent sortis d’un roman d’Eric Ambler. Une Ingrid Bergman au sommet de sa vibrante beauté et de sa ténacité épanouie, douloureusement tiraillée entre un amour de gratitude et un autre plus ardent mais impossible. Un Peter Lorre en vendeur de passeports volés, le visage obséquieux nimbé d’une lueur de soufre. Un Claude Rains tout d’affabilité et de douteuse compromission, mais humain à ses heures. Un Sydney Greenstreet corpulent de corruption derrière le rideau à perles du Perroquet bleu. Un Conrad Veins offrant une rectitude autoritaire à son rôle de major nazi intègre et obtus. Paul Heinred, aristocrate légèrement blasé dont la rigueur éthique est contrebalancée par une générosité qui s’exprime jusqu’à l’imprudence. Humphrey Bogart au zénith de son charisme nonchalant, broyant la romance entre deux rictus amers. Avec sa veste de smoking blanc, sa voix de ventriloque à la fois rauque et nasillarde, son apparence de caïd bienveillant et détaché, sa virtuosité sobre qu’il est parfaitement équitable d’identifier au talent, il est le calife tout-puissant d’un récit déroulé à la manière d’un conte de fées moderne. Le dernier mot reviendra bien sûr à ce faux cynique qui aura su dissimuler jusqu’au bout sa véritable nature et surmonter les déchirements du passé, à cet aventurier désintéressé qui deviendra un patriote sans sacrifier son statut d’éternel outsider. Lorsqu’arrive la conclusion, on le voit s’éloigner dans la brume matinale aux côtés du fonctionnaire qui était officiellement son rival, tous deux s’inscrivant dans un espace virtuellement neutre, sur cet asphalte mouillé de l’aérodrome qu’aucun spectateur n’a jamais oublié. Et tandis qu’il scelle en une phrase superbement allusive leur amitié restée longtemps tacite, le film atteint une dignité et une grandeur ne connaissant que peu d’équivalents.


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En second lieu, un langage visuel maîtrisé à la perfection. Tout dans Casablanca est signifié en priorité par l’image : cadre marocain reconstitué en studio, époque que souligne une affiche pétainiste, faune suspecte de flics véreux, de trafiquants louches et de pickpockets torves. Chez Curtiz, l’abstraction est le signe d’un univers réduit à l’essentiel : lutte d’un personnage pour se libérer des lignes qui l’emprisonnent ou de la nuit qui l’enveloppe. Les éclairages sculptent l’espace du Rick’s Café, mettant en relief la relativité de la morale inhérente à l’endroit. Mais surtout ils créent la quintessence d’une situation comme celle où les deux héros vivent dans un salon leur idylle naissante, entachée cependant par le mensonge de la jeune femme que le réalisateur indique au moyen d’un judicieux contre-jour. De même lorsqu’elle rejoint Rick au night-club pour justifier son départ brutal à Paris : la réaction hostile de ce dernier favorise un jeu de lumière en demi-teintes sur leur visage qui crée une gêne sensible. Malgré les apparences, jamais le film ne se soumet au diktat des conventions. La recherche de l’angle insolite et le renouvellement des cadres dans les champs-contrechamps est l’un des principes fondamentaux d’une mise en scène qui insère au sein même de son équilibre une multitude de déviations diverses. Sans en parasiter le classicisme, elles le stimulent admirablement, en décuplent la fluidité, l’énergie et l’élégante concision. Le travelling latéral qui accompagne Rick et Renault le long de l’escalier puis les montre au ras de plancher, de pied en cap, le premier en ombres chinoises s’affairant avec l’argent, la variété des axes lors de la scène où Ugarte veut confier ses documents à Rick alors même que le découpage reste identifiable, constituent deux exemples parmi les plus frappants de l’expressionnisme discret mais vivant qui insémine la régularité du style. L’utilisation des déplacements d’acteurs (très nombreux) au sein d’un même décor, les mouvements de caméra avant recadrage permettent de ne rien manquer des réactions ou des sarcasmes des personnages. Tantôt ils soulignent l’intensité d’une action dramatique (l’homme abattu au pied de l’effigie du maréchal Pétain), tantôt ils exaltent aussi bien Rick (dérouté par le retour en force de ses affects refoulés et par le rejet final de sa désinvolture de survie) qu’Ilsa (comme lors de l’envoûtant gros plan obstinément tenu qui l’éclaire à la verticale et de face tandis qu’elle écoute le morceau de piano).


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L’inoxydable longévité de l’œuvre tient à l’harmonie de cette rhétorique formelle, mais aussi à l’inspiration éblouissante d’un dialogue qui ricoche d’aveux feutrés en réparties cinglantes, de piques narquoises en murmures voluptueux, tout comme elle s’évalue dans l’agencement de morceaux d’anthologie prompts à faire battre les cœurs de toutes les Margot. Lorsque, dans une séquence légendaire, Laszlo demande à l’orchestre de jouer La Marseillaise pour couvrir la musique allemande (requête entérinée par Rick d’un hochement de tête) et que la salle entière, dont une jeune Française aux yeux embués de larmes, en entonne fièrement les paroles devant les officiers de l’Afrika Corps, ce n’est pas une quelconque harangue nationaliste qui balaye le film mais bien la lame de fond d’une invite à toutes les formes d’insoumission, l’appel incoercible de la liberté. Surtout, une grâce lunaire et chancelante ébranle doucement les images à chaque fois que Rick et Ilsa se rencontrent ou se retrouvent. Curtiz exploite ce prodige d’autant plus troublant qu’il se détermine sur les plus faibles données, même s’il se développe au travers d’un éventail de registres extrêmement large. L’auto-ironie venimeuse habite le héros lorsqu’il égrène des bribes langoureuses de son amour défunt, ou lorsqu’on lui rappelle la noble cause défendue par le conjoint de la femme aimée. Lors de la scène où il s’enivre après que sont partis les derniers clients de sa boîte de nuit, elle vient le revoir, tente de s’expliquer, l’échange est abrupt, elle claque la porte. Il étouffe un murmure, la bouche se tord à peine, et toute la plainte passe dans le poing qui se ferme et retombe. Lamentation retenue par le dépit qu’éveille la malchance inexpliquée. Ce geste impulsif clôt également le flash-back évoquant le temps radieux qu’ils ont vécu ensemble. Dès les premières images, Bogart semble transformé — on pourrait parler d’un mystère du teint, d’un velouté des réactions, d’une luminosité du regard par la vertu d’une aura sereine étrangement recouvrée. Après qu’ils ont dansé toute la nuit, Ilsa babille autour de lui. Effondré sur le canapé, la tête lourde, il finit par lui répondre qu’il est en train de se demander pourquoi il est si heureux.


L’intérêt pédagogique que portent au film les enseignants de cinéma dans les universités américaines tient sans doute à ce phénomène purement alchimique qui veut que que sa force émotionnelle dissimule l’éblouissant brio qui préside à tous les niveaux de sa confection. Curtiz s’impose une dynamique cinétique constante qui valorise l’action, les idées, les sentiments véhiculés par l’intrigue. Par ce processus exemplaire il sublime un matériau a première vue banal et le transforme, au-delà du brassage des genres (film de guerre, mélodrame, thriller, prêche patriotique), en une merveilleuse réflexion sur l’engagement, dont chacun des protagonistes incarne un mode différent : rationnel (Laszlo), amoureux (Ilsa) ou chevaleresque (Rick). Et c’est bien la résolution problématique de cette relation triangulaire, traversée de flux psychologiques particulièrement complexes et équivoques, qui ont fait entrer Casablanca dans le Gotha du grand Romantisme pelliculaire. À l’aube, au terme d’une course contre la montre qui clarifiera les positions de chacun, l’homme décidera de laisser partir la femme avec celui en qui il reconnaît la sauvegarde d’un impératif que rien ne saurait contrevenir : le rétablissement de la démocratie dans l’Europe occupée. Quelques regards échangés, une poignée de plans essentiels, et tout est dit. Aura inextinguible de cette magnifique histoire d’amour et d’abnégation, de choix et de déchirement, de renoncement et d’intégrité, dont la poignante nostalgie est véhiculée par un morceau de jazz devenu synonyme du romanesque le plus authentique. Les yeux dans le vague, le sourire mélancolique, sujette à un drame où le feu intime et la raison politique ne sont jamais clairement distincts, où sacrifice ne signifie plus nécessairement rédemption, Ilsa demande à entendre l’air qui lui rappelle le bonheur d’autrefois et qu’elle n’a jamais oublié. "Play it once, Sam. Play As time goes by." Qui a dit que la poésie la plus pure était hors de portée d’Hollywood ?


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le 18 sept. 2022

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Thaddeus

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