Nous sommes en pleine seconde guerre mondiale, l'Europe se déchire. À Casablanca existe un lieu où Dieu lui-même n'est plus que spectateur. Les âmes égarées, fuyant les bruits de bottes du cancer national-socialiste germanique, viennent y boire, danser ou jouer, en rêvant à ce visa, officiel ou pas, qui leur ouvrira les portes d'un pays où ils pourront vivre sans avoir peur d'y mourir. Un jour mais peut-être pas tout de suite.
Un film comme un tableau de maître, éclatant de romantisme, précis et foisonnant, tortueux et raffiné.
Des images, entre noirs profonds et clairs alambiqués, qui te sautent à la gueule.
Un film habillé d'un score aux notes arabisantes pour l’exotisme et où la Marseillaise passe sans s'arrêter, comme pour te dire « coucou », un clin d’œil. Une musique qui enrobe tout le monde, toi y compris.
Et puis la mélopée, celle de Sam, qui te ramène malgré toi vers ces temps oubliés où à deux, vous ne faisiez qu'un.
Un film où les ombres planent, où s'agitent les rebuts d'un monde qui n'offre aux esprits qui ont soif de liberté, qu'une Amérique idéalisée, « dernière chance », presque impossible.
L'histoire d'un monde à l'écart du monde, comme en stand-by. Un lieu où passent les derniers espoirs, les derniers rêves, le dernier souffle aussi.
Un morceau de France Libre posé en Afrique du Nord, escale obligatoire à qui veut échapper aux loups.
L'histoire de ces gens, ces hommes et ces femmes, qui fuient le bruit du canon, le feu de la haine, pour la promesse de jours meilleurs.
L'histoire de ces gens, ces hommes surtout, qui vivent du malheur des uns, grossissant comme grossissent les files d'attente pour le pays de la Liberté.
L'histoire d'un homme qui a fui la civilisation et son costume de protocoles, de simagrées et de douleurs. Un désenchanté qui entretient sa mélancolie en brûlant sa gorge et ses pensées au feu d'alcool fort. Elle a creusé un trou en lui, à Paris alors que les allemands entraient dans la capitale. Un matin pluvieux, sur le quai d'une gare, il a été abandonné par la plus belle chose qu'il avait croisé de sa chienne de vie. Dieu merci la pluie était son amie ce soir-là, effaçant les mots de cette note avant que ses larmes ne la souille.
Si Casablanca n'avait été qu'une œuvre de propagande, une de plus, comme il en pullule en temps de guerre sans ce supplément d'âme qui la traverse, visiblement, de part en part, penses-tu sérieusement qu'on en parlerait encore aujourd'hui ?
Et pourtant quelle galère…
Un tournage calvaire, un casting remanié (exit Ronald Reagan, entre ici Humphrey!), un réalisateur remplacé (Wyler par Curtiz), une brochette de scénaristes qui travaillent au jour le jour et sans se consulter.
Des douleurs naissent parfois des bulles enchantées, du chaos vient les miracles.
Et dis-moi, quelle autre manière d'appréhender un miracle que de face, frontalement, sans se cacher derrière son petit doigt ?
D'une Casa de pacotille, totalement fantasmée, Curtiz louvoie, picore, et donne vie à ce maelström de personnages, pour nous parler des hommes et surtout d'un, fissuré, qui tel le phénix après ce feu qui l'a consumé, a surmonté, est revenu, pour se voir à nouveau scié par ce fantôme qu'il croyait oublié et qui vient ouvrir cette cicatrice qu'il croyait refermée, sous contrôle.
Un Peter Lorre luisant à le haïr, un Claude Rains qu'on aimerait détester et une Ingrid Bergman belle comme une éclaircie quand les tempêtes s'enchaînent et obscurcissent le ciel.
Bogart est classieux à l'extrême, l'homme de cette époque incarné, entre romantique qui en est revenu, fuyard pour qui l'enfer des uns ressemble à son paradis, un homme qui représente l'Amérique, aveugle et sourde aux tumultes du vieux continent, mais qui entrera dans la danse macabre. Et puis cette classe de dingue en toutes circonstances.
Un peu à la manière de ces cuisiniers qui réussissent un plat sans trop savoir pourquoi, sans trop savoir comment.
Casablanca est une recette aux proportions gardées secrètes.
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