Le titre original The strange love of Martha Ivers me paraît plus subtil que le titre français L’emprise du crime qui annonce d’emblée qu’il y aura crime et qu’il aura d’importantes conséquences. Le titre original contribue au contraire à instaurer une ambiance qu’on sent dès le premier plan : l’immense enseigne E.P. Ivers de l’usine présentée en contrebas indique sans la moindre ambiguïté que la ville même (nommée Iverstown), appartient à la famille Ivers. Dans cette famille de riches propriétaires, Martha vit avec son oncle, sa tante (Judith Anderson qui fait immédiatement son effet pour celles et ceux qui connaissent Rebecca d’Hitchcock) et son cousin Walter. Orpheline alors qu’elle a 15-16 ans, Martha est une adolescente rebelle qui déteste ouvertement sa tante. Elle la provoque en fuguant (ce n’est pas la première fois), pour rejoindre Sam, son petit copain avec qui elle projette de fuir. Si les adolescents se retrouvent, leur tentative de fuite avorte et Martha se retrouve à nouveau face à sa tante. C’est très tendu ! En quelques minutes, ce prologue en dit déjà beaucoup.
Mais ce n’est pas tout, car nous assistons ensuite à un chassé-croisé dans la maison et notamment son immense escalier en virage qui sera un lieu déterminant de l’intrigue (on y prend un virage symbolique).


Un concours de circonstances entraine un nouveau face à face électrique entre Martha et sa tante qui chute du haut de l’escalier pour s’y fracasser le crâne. Mort soudaine et brutale dont Martha est clairement responsable. Un témoin : le sage cousin Walter, alors que Sam qui était venu la retrouver discrètement dans sa chambre, a fui sans que Martha sache s’il a pu voir ou entendre quelque chose. Rapidement, l’oncle de Martha découvre le cadavre et recueille le témoignage de Martha qui ment pour se couvrir. Son cousin confirme, probablement par esprit de corps (il soutient sa cousine, avec qui il a grandi). Sans doute l’oncle sent qu’il y a mensonge, alors il leur explique que devant la police, ils devront répéter ce qu’ils viennent de lui dire, sans changer quoi que ce soit. On imagine immédiatement que lui aussi y voit un intérêt personnel.


Quinze ans après, alors que Sam (Van Helsing) roule sans idée préconçue, il réalise qu’il arrive à Iverstown où il n’est plus revenu depuis le drame du prologue. Irrésistiblement titillé, il décide de profiter de l’occasion pour satisfaire sa curiosité : que sont devenus Martha et sa famille ? Martha est évidemment devenue femme, sous les traits de Barbara Stanwyck. Quant à son cousin Walter, il s’agit de Kirk Douglas pour son tout premier rôle. L’oncle de Martha est mort, mais Martha a épousé son cousin Walter ! Quant à Sam, le hasard met sur son chemin, une femme séduisante en la personne d’Antonia (Toni) Marachek (la charmante Lizabeth Scott) qui semble un peu paumée.


Le film montre ce que sont devenus chacun des protagonistes et les ravages causés par le drame du prologue. Martha s’est enfermée dans son mensonge, son cousin et son oncle ont joué le jeu. Tout ça bien sûr pour garder le pouvoir et la fortune familiale. Le mariage de Martha a scellé son destin. Elle a épousé Walter sans amour afin de conserver sa position (tout le monde se tient dans ce sac de nœuds familial) et le retour de Sam ne fait que compliquer l’affaire. Bien-sûr les sentiments entre Sam et Martha ressurgissent, car c’était leur premier amour alors qu’ils étaient adolescents. Ils avaient leurs codes, leur connivence et leurs lieux favoris, tout cela ne s’oublie pas.


Plutôt qu’une traduction littérale du titre original qui donnerait « L’étrange amour de Martha Ivers » le film suggère « L’étrange façon d’aimer de Martha Ivers » car si Martha aime toujours Sam 15 ans après, elle est totalement prisonnière de tout ce qui s’est passé durant ces années. Des compromissions qu’elle a soi-disant acceptées à contrecœur, mais contre lesquelles elle se montre incapable de revenir, même éventuellement soutenue par Sam, car lui non plus n’a pas oublié la force du sentiment qui les rapprochait. Mais Sam découvre au fur et à mesure les ramifications de la situation du moment. Celle-ci se compliquant par sa rencontre avec Toni : comment vivre un nouvel amour quand les cendres du premier se réchauffent soudain ? C’est d’ailleurs assez étonnant, car si Toni représente la possibilité d’un nouveau départ qui permettrait de retrouver une certaine innocence, cela n’est qu’apparence, car Toni traine quand même un certain passif avec elle. Mais on la sent capable de dépasser tout ça pour peu que Sam se jette à corps perdu dans leur amour naissant. Il est vrai que le passif que traine Toni est dérisoire par rapport à celui de Martha. Mais les sentiments de Sam pour Martha sont bien plus anciens et tellement puissants que celui-ci serait bien capable de se sacrifier si Martha le jugeait nécessaire. Le verbe juger est adapté à la situation, puisque Walter est devenu juge et qu’il traine lui aussi un passif par rapport à cela. Lui et Martha détiennent les clés d’un pouvoir qu’ils ne veulent absolument pas céder. Le film montre cette perversion de l’esprit humain qui s’accroche désespérément à ce qu’il possède, en veut toujours davantage et se montre prêt aux pires bassesses pour maintenir sa position. A ce titre, Martha et Walter sont très représentatifs, en dignes héritiers de la génération précédente. Sam représente la liberté, l’indépendance d’esprit qui doit trouver sa voie face à ces personnes très calculatrices. Il apparaît évident que Toni est pour lui le salut, la promesse d’un avenir épanouissant. Parviendra-t-il à l’admettre et à s’en donner les moyens ?


Signé Robert Rossen et vraiment très bien ficelé, le scénario propose une véritable progression dramatique, puisque Sam et les spectateurs réalisent la complexité de la situation, au fil des nombreux rebondissements, même si le tout dernier manque un peu de crédibilité. Le casting est de qualité, avec Van Helsing qui trouve sa place face à Barbara Stawyck très à l’aise en manipulatrice calculatrice, bien que moins éblouissante que dans Assurance sur la mort. Son pouvoir de séduction est totalement éclipsé par celui de Lizabeth Scott, vraiment adorable. Quant à Judith Anderson, elle est égale à elle-même. Et Kirk Douglas fait des débuts remarqués. On notera que si les personnages sont marqués par le passé (mon titre), les acteurs le sont aussi, notamment Judith Anderson et Barbara Stawyck.


Le seul vrai reproche que je peux faire à ce film, c’est sa musique (signée Miklos Rozsa) parfois envahissante, en particulier dans le final, alors que cela ne se justifie absolument pas, tant la tension est palpable à l’écran. Mais c’était une manière typique du cinéma hollywoodien de l’époque, alors on pardonne à Lewis Milestone car il propose un film noir de très bonne facture.

Electron
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le 8 sept. 2021

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