Les trente secondes les plus célèbres de l’histoire du Far West s’écoulèrent le 26 octobre 1881 à Tombstone, en Arizona. Le règlement de comptes d’O.K. Corral opposa le clan Earp au gang des Clanton. Les premiers tentaient d’arrêter les seconds qui, armés et dangereux, arpentaient la bourgade depuis deux jours, en violation flagrante d’une ordonnance interdisant le port d’armes dans l’enceinte de la ville. La fumée dissipée, personne n’était indemne à l’exception du shérif adjoint Wyatt Earp. Quelques semaines plus tard, Virgil Earp fut à nouveau blessé et Morgan Earp tué. Presque toutes les évocations de cette histoire au cinéma inversent l’ordre des évènements et représentent la fusillade comme l’apogée finale du conflit, alors qu’elle en constitua le déclenchement. Si John Ford a bien rencontré dans les premières années de sa carrière l’homme dont il relate ici les exploits, certaines découvertes lui étaient inconnues. On n’a su qu’ultérieurement que les frères Earp n’étaient pas ce qu’ils prétendaient et que les déclarations de Wyatt jusqu’à sa mort en 1929 trahissaient grossièrement la vérité. Massacreur de bisons, joueur invétéré, policier municipal relevé de ses fonctions pour faute professionnelle, assassin d’un jeune cowboy à moitié ivre, il ne livra le fameux duel que pour liquider les Clanton, complices d’Holliday et peut-être de lui-même dans plusieurs affaires louches dont une attaque de diligence. Le cinéaste préfère la légende et ne s’en cache pas, en datant le décès du jeune frère en 1882, soit un an après la bataille qui clôt le film, ou en ressuscitant le patriarche despotique qu’est le vieux Clanton, descendu avant l’arrivée de Earp d’une mauvaise balle de colt, en représailles d’un vol de troupeaux qui coûta la vie à plusieurs vaqueros mexicains. Mais s’il refuse les circonstances authentiques et préfère leur transposition romanesque, il se défie tout autant de l’emphase héroïque, nuance son protagoniste et s’attache à la vie de Tombstone plutôt qu’à des prouesses guerrières qui n’avaient pas cours. Il retrouve dès lors une épaisseur humaine qui corrige l’orientation mythifiante du scénario. Vérité de l’homme, vérité du fait concourent ici à prouver la valeur du western en tant qu’illustration de l’épopée.
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La Poursuite Infernale occupe une place centrale dans la filmographie de Ford et pose de façon aiguë certaines questions fondamentales concernant l’auteur. Après Qu’elle était verte ma vallée, la guerre interrompt son travail à Hollywood. Il se consacre aux documentaires sur Pearl Harbor, la bataille de Midway, la marine marchande, avant de réaliser en 1945 Les Sacrifiés, un superbe film de fiction sur la campagne des Philippines. Lui qui vient de côtoyer l’actualité la plus brûlante plonge cette fois dans le passé de son pays et entame le grand cycle westernien qui le conduit à travers six longs-métrages jusqu’à Rio Grande. On est encore loin des œuvres de la vieillesse où il s’interrogera, de La Prisonnière du Désert aux Cheyennes, sur le problème noir, l’extermination des Indiens et le crépuscule des héros. S’il est toujours l’homme de la certitude confiante, des monuments de bonne humeur et de poésie naturelle, le film offre déjà des accents sombres qui obscurcissent le rayonnement de cet Ouest idéalisé. Il ne s’y formule pas de mise en question radicale ni de retournement des valeurs, mais il s’y affirme un lyrisme grave et retenu, il s’y développe un climat propice à de tels changements (comme dans Le Massacre de Fort Apache). L’artiste innove en arrimant profondément sa fiction dans le vivant terroir de la chronique villageoise. Bouvier, Wyatt devient serviteur de la loi et apporte l’ordre à une ville en proie à la barbarie. Le "passage" se concrétise par sa transformation chez le coiffeur, ce que désigne le parfum de chèvrefeuille qui émane désormais de sa personne. Cette fleur domestiquée et sujet de plaisanterie accompagne le shérif fraîchement rasé jusqu’aux planches d’une église en construction, Henry Fonda adoptant la démarche assurée d’une cigogne distinguée. Avec sa charpente et ses drapeaux qui flottent au vent, l’édifice est témoin de la mutation d’une société en devenir. La mémorable séquence de la danse, où Wyatt esquisse quelques pas empruntés puis se laisse entraîner au son de la même musique que dans Vers sa Destinée (Golden Slippers), est à cet égard non seulement l’une des plus belles jamais tournées par le cinéaste, mais un moment très significatif sous son apparence de détente et d’allégresse.
S’il se manifeste parfois chez Ford une certaine tentation expressionniste (Le Mouchard, Les Hommes de la Mer), il s’épanouit également une approche décontractée qui se retrouve dans ses ouvrages à petit budget, apparemment tournés pour son seul plaisir (Le Convoi des Braves, Le Soleil brille pour tout le Monde). La Poursuite Infernale se situe au point d’intersection de ces deux penchants. C’est l’un de ses films les plus "tenus", sans que la forme ne verse jamais dans l’esthétisme et la raideur. Autant La Charge Héroïque et La Prisonnière du Désert frappent par leurs références à la peinture, autant le style plastique du réalisateur se rapproche ici de la gravure : le trait est vif, sec, sans gras. Sans doute faut-il y reconnaître l’influence de Joe MacDonald (comme celle de Gregg Toland dans Les Raisins de la Colère), dont on retrouvera les recherches dans Viva Zapata ! de Kazan : contraste du noir et du blanc, effets d’éclairages avec le jeu des ombres, tendance à donner au paysage une grande plasticité, utilisation de la profondeur de champ, la rue comme le comptoir de bar servant à matérialiser le suspense et à distribuer dans l’espace les rapports de force. Dans presque tous les plans extérieurs, de vastes zones de ciel occupent le cadre et — remarquable coup de maître — l’affrontement final n’est accompagné d’aucune musique assourdissante, seulement de bruits naturels : le vent, les bottes qui cherchent prise dans le sable. Le silence est obsédant. Ce périlleux exercice entre rigueur et liberté se répercute dans l’intrigue, ni trop rigide, ni trop relâchée, qui s’élabore autour de quelques tournants dramatiques (la mort du jeune frère, l’arrivée de Clementine, la découverte de la croix sur Chihuahua) mais sait ménager de remarquables moments de repos, chansons, gags et beuveries. La mise en scène ressemble au visage de Fonda lorsque Victor Mature termine le monologue d’Hamlet déclamé par le très cabotin et aviné tragédien Thorndike : attentif, observateur, au-delà de l’analyse. Le rythme méditatif rend les spasmes d’âpreté et de violence, inhabituels chez Ford, d’autant plus brutaux.
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Conformément au schéma dialectique de L’Homme qui tua Liberty Valance, c’est à travers les personnages que se structurent les termes de la réflexion et s’articulent les enjeux du discours. Infirmière venue de l’Est, Clementine deviendra institutrice et contribuera à faire évoluer la frontière mouvante vers une Amérique stable. Chihuahua est l’Indienne et l’entraîneuse de saloon, c’est-à-dire la sauvage qui vit en marge de la collectivité. Ford ne lui ménage pas sa sympathie, tout comme à la Dallas de La Chevauchée Fantastique ou à la Katie du Mouchard. Ajoutant à ces Marie-Madeleine un parfum d’aventure, de bravoure, d’effronterie, elle fait partie des minorités appelées à être soumises, balayées par la civilisation américaine qui progresse et que Ford soutient non sans une tendresse secrète pour leurs mondes qui disparaissent. Tuberculeux, alcoolique, Doc Holiday est quant à lui victime de la vie tumultueuse qu’il a mené à Deadwood et à Denver. Il a renoncé à son cabinet au profit des tables de jeu. Prisonnier de ses faiblesses mais tentant en vain de se fuir, conscient de son inutilité, il est poussé peu à peu vers le suicide. Après avoir échoué dans l’exercice de son métier (il ne peut réussir l’opération sur Chihuahua), il ne lui reste plus qu’à donner un sens à sa mort en combattant auprès de Wyatt Earp. Ce dernier est d’une part l’ex-shérif qui n’a pas l’intention de s’arrêter à Tombstone, le grand frère décidé à retrouver le meurtrier dans ce qui demeure "une affaire de famille" et le justicier qui, après avoir redressé les torts, s’en ira toujours seul dans sa campagne. Mais il est d’autre part le nouveau shérif veillant à ce que les honnêtes citoyens ne soient pas molestés ou chassés de la ville, l’amoureux transi qui invite sa belle à danser et découpe le poulet du dimanche midi et le client du barbier qui s’inquiète de l’inclinaison de son chapeau. En tant que héros de western romantique il tient une place singulière : son jugement est aussi infaillible que son œil au tir et, en dehors d’une maladresse charmante lorsqu’il s’agit de Clementine, il est toujours parfaitement maître de lui et de la situation à laquelle il est confronté. Ford admire l’homme mais associe ses qualités particulières à l’isolement, avec une nuance intime et individualiste insécable de sa force et de sa conviction morales. Qu’il reçoive au dénouement la promesse d’un pur sourire obéit à la seule logique de la sensibilité : pourquoi considérer comme inconvenante la fleur bleue cachée sous son étoile ?
La Poursuite Infernale est de ces classiques immarcescibles sur lesquels le temps ne saurait infliger aucun outrage. On reverra toujours avec la même émotion les coches soulever la poussière des pistes de l’Utah, et ce bon vieux J. Farrell MacDonald tenir le troquet où circulent les pires ivrognes, les bandits les plus redoutables, les cabotins les plus bouffons, les gentlemen les plus dévoyés, les tricheurs les plus funambulesques et les vachers les plus courtois. Qu’une femme importunée jette son bol de lait au visage d’un goujat, que Wyatt Earp se balance nonchalamment dans un rocking-chair pour tromper l’ennui, que faute de prédicateur on se livre à la fête, l’atmosphère compte davantage que la ligne narrative. Le film porte le titre d’une chanson sifflotée par le héros et qui évoque un personnage important inventé de toutes pièces. C’est la mythologie propre à Ford qui lui fait choisir pour décor, après La Chevauchée Fantastique et avant La Charge Héroïque et La Prisonnière du Désert, sa chère Monument Valley, ses imposantes mesas travaillées par le temps, ses aiguilles et pitons effilés, son air cristallin, cette nature vierge auprès de laquelle il plante la scénographie de Tombstone. La nuit inquiétante de la ville s’impose avec ses meurtres, ses escarmouches et la solitude de Doc face à ses démons dans la chambre plongée dans l’obscurité. Wyatt lui-même cultive sa part d’ombre : son mutisme quasi constant le nimbe de mystère et sa destinée reste indécise. Dans le regard de l’acteur pointe déjà cette menace inquiète, comme le souvenir d’une fatalité toujours plus cruelle, qui rend son assurance si fragile, son intégrité si touchante. À la fin du film, Morgan est déjà loin lorsqu’il prend congé à son tour. Sa promesse de revenir un jour trahit plus de circonspection que de détermination. Il s’éloigne à l’horizon et laisse derrière lui une Clementine ayant fait allégeance à la communauté. Mais le temps n’est pas encore à la désillusion et aux révisions déchirantes. C’est l’époque où Henry Fonda domine la scène fordienne, symbole d’une Amérique idéaliste, sereine, sûre d’elle-même et croyant aux aubes nouvelles. Demain John Wayne, rude et professionnel, fera son travail avec conscience et efficacité. Après-demain James Stewart incarnera le héros torturé, inquiet et blessé. Pour le baladin du monde occidental qu’est John Ford, un simple prénom féminin suffit à conter la naissance d’une nation où le bien et le mal se distinguent. Bientôt naîtra le western moderne…
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